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Schœlcher : Justice, sadisme et impunité – Partie 3

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L’œuvre de Victor Schœlcher dénonce aussi dans le détail la barbarie et l’impunité dans lesquelles vivent les colons, tous soumis à un semblant de justice qui condamne à des peines ridicules des Blancs coupables de tortures d’une barbarie sans nom, passages à tabac et meurtres sur leurs esclaves – hommes, femmes et enfants compris.

Dans cet univers, le lobby des colons est une véritable mafia dévouée à son seul et unique service. C’est un État dans l’État. Ou, si vous préférez, c’est Cosa Nostra avant la lettre. Quelques soient les échelons sociaux auxquels on se trouve confronté, les membres de cette « entente » y sont en force et en nombre : force de l’ordre, juges, maires, jurés etc. Le népotisme est l’une des règles de ce système dans lequel les bénéficiaires promouvront à leur tour leurs rejetons, leurs frères, leurs cousins par alliance bref, toute une engeance ultra-conservatrice élevée au grain de la haine du Noir et du despotisme socio-racial le plus arriéré.

Les colons font pression sur les religieux métropolitains fraîchement arrivés dans les colonies car ils redoutent l’enseignement trop émancipateur qu’ils pourraient octroyer aux esclaves. Les gouverneurs sont à leurs bottes. Les fonctionnaires de métropole qui n’embrassent pas l’esclavagisme le plus rétrograde subissent d’énormes pressions de toute part jusqu’à ce qu’ils abandonnent le terrain et soient mutés ailleurs. En Martinique, un fonctionnaire du nom de Bortel s’est ainsi vu obligé de quitter l’île uniquement parce qu’il avait reçu des Nègres à sa table. Le lobby colonial n’ayant pas supporté ce « traître à sa race » pactisant avec les « damnés », il fallait par conséquent le châtier afin qu’idées saugrenues de la sorte n’aillent pas germer dans l’esprit d’autres Blancs. Ils sont nombreux ceux des fonctionnaires que l’on expulse juste pour avoir eu un soupçon de sympathie pour les Nègres.

Même les religieux ont leurs esclaves aux colonies. À la Martinique, les Dominicains sont en possession de cinq cent esclaves dans leur sucrerie et ces derniers sont aussi maltraités que les esclaves appartenant aux colons.

Autant dire qu’avec cette atmosphère pestilentielle qui court, les esclaves n’ont aucune chance de voir un « procès » (quand il y en a rarement un) tourner à leur avantage. Les journaux des colonies invectivent avec la plus grande des violences et font de véritables procès en sorcellerie à toute personne relatant l’iniquité de la « justice » coloniale. Schœlcher tempête :

« Quoi ! Il s’est trouvé à la Guadeloupe, un commissaire de police pour fouetter une femme enceinte, jusqu’à lui déchirer le corps, jusqu’à lui faire perdre sur place des torrents de sang ; un avocat, maître de la femme, pour autoriser le supplice, et des magistrats pour absoudre ces coupables dont le crime est flagrant ; et en présence de ce fait acquitté, qui suffirait seul à caractériser un état social, [le journal ] l’Avenir de la Pointe-À-Pitre n’a de cri de vengeance que contre ceux qui le signalent ! » (1)

Schœlcher va surtout déclencher la colère des colons à son encontre car, en plus de mentionner des faits flagrants d’impunité, il cite surtout les noms des criminels qui voient leur patronyme étalé en place publique.

En Guyane, la même règle d’impunité existe alors. En 1843, l’affaire du régisseur Fourier est symptomatique de ce système de prévarication généralisée subsistant au sein des autorités coloniales. L’affaire Fourier ? C’est l’histoire d’un « sérial-tabasseur » qui se plaît à rosser ses esclaves au moindre prétexte et qui finit par en laisser quelques uns sur le carreau. L’acte d’accusation à lui seul donne le tournis. Il est reproché à Fourier d’avoir exercé des actes de barbarie :

« 1° Sur le nègre Henri, dit Gros-Bibi, arrêté en marronnage, en lui faisant cracher au visage et frapper aux deux joues avec un soulier ferré, par tout l’atelier de l’habitation la Marianne (…) en le faisant enchaîner pendant un mois, malade, à une chaîne du poids de vingt-cinq kilogrammes, et dans cet état ne lui fournissant qu’ une nourriture insuffisante ; en le soumettant à un travail au-dessus de ses forces et à une fustigation quotidienne de vingt-cinq coups de fouet pendant une semaine au moins, et en outre, en le frappant lui-même à coup de bâton ;
Faits qui, perpétrés volontairement et avec préméditation, ont occasionné, le 18 septembre 1841, la mort de Henri, dit Gros-Bibi, sans intention de la donner.

2° Sur le nègre Abadia, en brisant sur sa tête et son corps une pagaie avec laquelle il lui portait volontairement et avec préméditation des coups qui ont occasionné audit (sic) Abadia une maladie et une incapacité de travail de plus de vingt jours.
(…)

4° Sur le nègre Antoine dit **** (note de Piankhy : le surnom est illisible) au moment où il avait des menottes, en lui portant, volontairement et avec préméditation trois coup d’un sabre arraché violemment au commandeur.

5° Sur le nègre Césaire, atteint de la maladie dont il est mort, en le frappant lui-même, volontairement et avec préméditation, et lui portant, en outre, plusieurs coups de pied quelques instants avant sa mort (… ) » (2)

Les chefs d’accusation sont au nombre de huit en tout et comme il l’a été noté par tout œil aiguisé, nous comptons deux morts « indirectes ». Mais est-il vraiment nécessaire de préciser que le nommé Fourier a tout bonnement été acquitté ?

Que risque-t-on réellement quand on tue un ou une esclave lorsque l’on est blanc dans les colonies françaises d’Amérique au temps de l’esclavage ? Quasiment rien ou presque, même si le Code Noir brandit virtuellement la menace de la justice.

Condorcet (sous le pseudonyme de M. Schwarz, qui signifie « noir » en allemand) écrira à juste titre en 1788 : « Il n’y a pas eu, depuis plus d’un siècle, un seul exemple d’un supplice infligé à un colon pour avoir assassiné son esclave » (3).

Quand on a connaissance de la nature expéditive et brutale de la justice qui a lieu en France en cette période, celle-là même qui a épouvanté Voltaire dans l’affaire Calas, on appréhende mieux la portée de cette assertion : la justice des colonies est une justice raciale, donc inéquitable. Elle se doit de conforter le colon blanc dans sa brutalité, son racisme mesquin fait d’ignorance et de bêtise et son sentiment de prééminence face aux esclaves et aux autres libres. Point. Là est sa seule raison d’être : maintenir la hiérarchie raciale afin que la France s’enrichisse sur le dos des esclaves.

Jugée le 3 novembre 1846, l’affaire Edmond Hurel est un autre exemple de cette justice raciale et raciste. Ce planteur et membre du puissant Conseil colonial fait appeler dans sa chambre, très tôt le matin du drame qui va se jouer, son esclave Euranie, mulâtresse âgée de 18 ans, pour des motifs qui, de l’avis de Victor Schœlcher, sont purement d’ordre sexuel : il voulait sexuellement abuser d’elle comme c’était de coutume chez les colons (4). N’ayant pas réussi à obtenir ce qu’il désirait, Hurel l’accuse soudainement de vol et, entrant dans une folle colère, lui concocte un passage à tabac en bonne et due forme, pourchassant la jeune femme dans toute l’habitation pour la corriger. La jeune Euranie décédera sur le champ suite à une hémorragie interne.

Motif officiel de l’ire du très soupe au lait Hurel ? La jeune esclave aurait maraudé trois lapins, qui en fait ont disparu depuis des semaines. Il faut garder en mémoire que le Code noir peut, en cas de vol, réclamer la peine de mort pour l’esclave (5). L’accusation est donc opportune. Chaque fois qu’un colon tue un de ses esclaves, il a la possibilité de mettre son forfait sur le compte d’un « constat de vol » imaginaire, histoire de se prémunir. Acquitté le sieur Hurel ? Non, pas cette fois ! La justice qui fait une distinction entre « Homme » et « homme noir » a enfin fait son « travail » puisqu’elle le condamnera… à 6 mois de prison et 300 francs d’amende. Sans compter qu’il a été reconnu que le planteur a visiblement essayé de suborner quelques témoins du meurtre. Six mois de prison pour avoir pris la vie d’une gamine de 18 ans qui se refusait à lui. C’est surtout ça l’esclavage …

Continuons la visite du musée de la non-justice coloniale avec le cas de la petite Thomassine, 9 ans, qui, durant toute l’année 1841, fut victime de son maître, Laurent Chatenay, soixante-quatorze ans. Ce dernier finit – enfin – par être jugé pour l’avoir accroché par les jambes et les bras à quatre piquets plantés en terre afin de lui mettre une correction au fouet. Le procès-verbal expose le contenu du rapport médical :

« L’esclave Thomassine nous a fait reconnaître environ vingt-cinq cicatrices longitudinales situées à la partie postérieure et inférieure du dos, ayant diverses directions, lesquelles paraissent être le résultat de coups de fouet qu’elle aurait reçus à des périodes différentes et dont le dernier châtiment lui aurait été infligé depuis plus d’un mois.(… ) Toutes ces lésions peuvent faire supposer que le châtiment reçu par l’esclave Thomassine, a été sévère en raison de son âge, mais que, néanmoins il n’a pas été excessif » (6)

Il s’agit ici d’un fouet qui laboure le dos d’une enfant de 9 ans, pas d’un martinet. Mais le procès-verbal, répétons-le encore, fait une nette distinction entre « Homme » et « homme noir ». Le vieux Chatenay sera donc condamné à 200 francs d’amende par la justice. A l’inverse, des esclaves tués parce qu’ils ont porté la main sur leur maître existent en quantité (7)

Un autre casseur d’enfants est le dénommé Léo Mezire qui, le 9 novembre 1846, envoie Sainville, son esclave de 7 ans, acheter une bouteille de rhum. Manifestement, un conflit existe entre le vendeur de rhum et le dénommé Mezire. Du coup, les 15 centimes de monnaie que le jeune Sainville devait retourner à son maître seront retenus par le commerçant qui, en plus, réclame 20 centimes supplémentaires issus d’une ancienne dette. Léo Mezire s’acharnera donc …sur son jeune esclave qui n’a pas ramené la somme exacte qu’il attendait : 15 coups de liane par un de ses sous-fifres, puis 15 autres par lui-même ; encore 15 coups le jour suivant puis 10 pour le surlendemain. Tout cela sur un enfant de 7 ans. Tout cela pour ne pas avoir fait en sorte que les ordres soient exécutés comme le maître l’eut ordonné : 8 jours de prison et 25 francs d’amendes pour le dénommé Mezire.

Que le propriétaire d’une sucrerie se rende compte que sa petite affaire ne fonctionne pas correctement et voilà qu’il accuse certains de ses esclaves d’empoisonner les bêtes et les autres nègres. C’est le cas de M. Brafin de Saint-Pierre qui, durant l’année 1838, perd en deux mois cinquante de ses esclaves :

« Ses soupçons tombent sur les esclaves Théophile, Camille, Zaïre et Marie-Josephe, trois femmes et un homme. Il les réunit, leur impose la responsabilité du mal, et leur annonce des châtiments sévères, s’il éprouve de nouvelles pertes. Les soupçons sur quoi sont-ils fondés ? Ne le demandez à aucun maître, ils n’en savent rien, et n’en peuvent rien savoir. Ils soupçonnent celui-là plutôt que tel autre, voila tout (…). Enfin le 5 et 7 juillet 1838, deux esclaves succombent encore à l’hôpital. Théophile précisément s’y trouvait malade, et sa concubine Zaïre communiquait avec lui. M. Brafin ne manque pas de leur attribuer un crime de plus. Il quitte Saint-Pierre où il habite, assemble l’atelier, rappelle les menaces faites aux quatre noirs désignés, et les condamne au fouet, ainsi qu’un autre esclave nommé Jean-Louis. L’exécution commence immédiatement ; à Zaïre, à Théophile, succède la femme Marie-Josephe ».

Après le passage du nègre Saint-Prix, un enfant de 15 ans, et celui du géreur, le maître trouve que les bourreaux ont la main ou trop légère ou trop maladroite.

« Brafin, lui-même s’empare du fouet et il frappe ; il frappe de sa propre main cette femme qui est restée nue pendant ces tristes épreuves, et qui ne se relève sanglante qu’après avoir passé sous le fouet de trois bourreaux deux blancs et un enfant nègre ! C’est encore lui, le maître, qui taille Jean-Louis (…) – A la suite de ces exécutions Brafin met un carcan (8) à chaque condamné hommes ou femmes » (9)

De l’arbitraire ? Allons plus loin. Il manque une esclave dans le lot : c’est Camille qui vient tout juste d’accoucher et allaite son bébé né la veille. Brafin file vers sa case et la menace. Il fera tout de même preuve de mansuétude puisqu’il « lui attache un carcan au cou !! et se retire » (10)

En d’autres circonstances, les femmes enceintes devant subir le fouet pour des prétextes que l’on imagine dérisoires, profitaient de l’ingéniosité des colons qui creusaient un trou au sol pour accueillir les rondeurs ventrales dues à la grossesse afin que la Sainte justice du fouet soit rendue dans de « bonnes » conditions.

Par ailleurs qui s’en étonnera ? Les enfants des colons reproduisent à l’identique sur les enfants des esclaves noirs tout ce que leurs propres parents font aux parents de ceux qu’ils s’échinent à rosser, à humilier et à rabaisser plus bas que terre dès leur plus jeune âge. Quand ils n’ont pas à leur disposition des petits esclaves de leur âge, ils peuvent à l’occasion se rabattre sur des adultes qui ne manifestent tout simplement aucune riposte et se laissent corriger et avilir dans le silence et la honte. Les rejetons des colons assimilent ainsi dès le plus jeune âge tous les traits de l’arrogance raciale.

On ne le dit jamais assez : l’esclave vit dans un véritable camp de concentration de sa naissance à sa mort. Et cette malédiction est héréditaire : ses fils et ses filles reprendront l’ « affaire familiale » sur plusieurs générations. Les esclaves sont « contrôlés dans leurs allées et venues, surveillés dans leur vie sexuelle et familiale, interdits de métiers, contraints à l’usage de certaines formes vestimentaires [ et ] victimes de mille et une discriminations (… ) » (11). Ils doivent un respect total envers les Blancs et le moindre écart est sanctionné : il faut cultiver l’infériorité, la honte, le « larbinisme », le mépris de soi, la peur pour que chacun reste à sa place et que la colonie continue à bâtir des fortunes et à produire ces denrées dont la métropole a tant besoin.

L’esclave est soumis à la terreur et aux caprices de ce maître, à la barbarie du semblant de loi qui le vise lui, non pas en tant que citoyen à part entière ou sujet du roi (pour la période pré-révolutionnaire ) mais en tant que membre d’une race-meuble (12) condamnée à la servitude héréditaire, à l’infériorisation de son essence, de son être. L’esclave ne devait pas être instruit. Il travaille, il prie (13) et il se fait fouetter. Les femmes, elles, sont à la disposition sexuelle des Blancs jamais repus de débauche. Ils ont tous les droits sur elles. Tous !

Les orphelinats n’acceptent de recueillir que les enfants blancs. Lors d’une visite, Schœlcher s’étonne de l’homogénéité raciale des orphelins de l’hospice de Saint-Pierre. La sœur lui rétorque le plus innocemment du monde que les enfants d’ascendance africaine peuvent toujours se faire domestiques au service des Blancs…contrairement aux Blancs qui, bien sûr, méritent un autre sort.

Les colons monnayent les enfants de leurs esclaves sans aucune gêne. « Ils [vendent] même aussi leurs propres enfants issus de leurs œuvres avec quelqu’une de leurs femmes esclaves » (14). Les enfants esclaves sont, par milliers, arrachés à leur famille pour être vendus. Une histoire de quelques cas seulement ? Certainement pas. Citant G.W Alexander et John Scoble, Schœlcher dénombre, entre 1825 et 1839, « 7698 enfants impubères, c’est-à-dire âgés de moins de douze ans révolus pour les filles, et de moins de quatorze ans pour les garçons, [qui] furent ainsi arrachés à l’amour de la famille dans la seule colonie de Guadeloupe » (15). Lorsque l’approvisionnement en esclaves se raréfie, les colons n’hésitent pas à faire de l’élevage de négrillons. Même si « cette pratique n’aura jamais, à ce qu’il semble, dans les colonies françaises l’importance qu’elle arrivera à atteindre en certains États d’Amérique du nord, en Virginie par exemple, où des maîtres organisent des élevages systématiques de « négrillons » et de « négrittes » pour l’exploitation » (16).

Quelques années avant l’abolition de 1848, et bien avant l’ « État français » du maréchal Pétain et les lois d’apartheid aux U.S.A et en Afrique du Sud, d’exquis écriteaux annoncent la couleur discriminante dans les lieux publics comme à La Savane de Fort de France : « Entrée interdite aux nègres, aux gens de couleur et aux chiens ». Pauvres chiens…

Dans l’édit nommé « Code Noir », le marronnage était déjà très sévèrement puni : « le nègre, marron pendant un mois, aura les oreilles coupées et sera marqué d’une fleur de lys sur l’épaule gauche ; enfin, la troisième fois, il sera puni de mort ». (17)

Pour semer la peur chez les esclaves, la barbarie n’a donc point de limite. Un esclave de Martinique fut ainsi condamné le 20 octobre 1670 par le Conseil de Martinique à avoir la jambe coupée et, comble du cynisme, que celle-ci soit attachée à la potence de la place publique pour bien marquer l’esprit des autres esclaves. De quoi est accusé le malheureux ? Il avait tué …un ânon (18). Aucun colon n’a reçu la moindre gifle pour avoir tué un humain dont le seul tort était d’avoir la peau noire mais on amputait la jambe d’un nègre parce qu’il aurait causé la mort d’un petit âne…

Dans la réalité, une autre peine de mort est toute aussi effective : on lâche les chiens sur les traces des esclaves « déserteurs » et les malheureux capturés se font déchiqueter et dévorer par des chiens dressés spécialement pour la chasse aux nègres. Pour faire pression sur les esclaves en fuite, on n’hésite pas à passer à tabac et à torturer les enfants et autres proches de celui-ci et de le lui faire savoir afin qu’il fasse volte-face et retrouve cette raison qui le condamne à accepter sa propre déshumanisation. Le suicide existe. Il est même omniprésent et est souvent le dernier recours. À Basse-Terre, on a vu un esclave qui s’est fait « sauter la cervelle en mettant le feu à une cartouche placée dans sa bouche ». D’autres se pendent. Des cas d’esclaves qui tuent leur enfant qu’elles viennent de mettre au monde ou s’auto-avortent en plein milieu de leur grossesse pour ne pas donner naissance à un « réprouvé en puissance », sont avérés. Pendant ce génocide à petit feu, à Paris, les rombières et mégères pantouflardes de la bonne société adorent exhiber leurs négrillons importés des îles. Signe de richesse pour celles qui en possèdent, ces petits noirs remplacent avantageusement, pensent-elles, les petits singes qu’elles affectionnent au même point. Qui s’en soucie ? Le racisme anti-noir en France est et a toujours été un divertissement avant tout.

Malenfant (un propriétaire d’esclaves de Saint-Domingue qui, plus tard, s’opposera à l’expédition de Napoléon en vue de rétablir l’esclavage dans la colonie) raconte la barbarie quotidienne :

« (…) On a vu un Caradeu aîné, un Latoison-laboule, qui, de sang froid, faisaient jeter des nègres dans les fourneaux, dans des chaudières bouillantes, qui les faisaient enterrer vifs et debout, ayant seulement la tête dehors, et les laissaient périr de cette manière, heureux, quand, par pitié, leurs camarades abrégeaient leurs tourments en les assommant à coup de pierres » (19)

En 1768, l’écrivain Bossu note : « J’ai vu un habitant, nommé Chaperon, qui fit entrer un de ses Nègres dans un four chaud où cet infortuné expira ; et comme ses mâchoires s’étaient retirées, le barbare Chaperon dit « Je crois qu’il rit encore », et prit une fourche pour le fourgonner (…) » (20). Qu’un esclave rate un plat lors d’un dîner, et la maîtresse exige que l’on saisisse le malheureux et qu’on le jette dans le four brûlant.

Si le concubinage et la débauche horrifient les autorités, car elles y voient un abâtardissement de la race blanche, il n’en reste pas moins qu’elles ne condamnent pas les colons qui violent ou prennent pour maîtresses des Négresses et des Mulâtresses. En revanche, des femmes blanches qui prennent pour concubin un Noir – les inconscientes – c’est là une autre paire de manche. Une affaire d’honneur et de suprématie raciale ! Le 23 mars 1708, un esclave nommé Jeannot est traîné devant le siège royal de Petit-Goâve à Saint-Domingue afin d’y être jugé pour avoir vécu une histoire d’amour avec une Blanche dont il eut trois enfants. On poussa le malheureux nu et tiré par une corde au cou à déclarer que « méchamment il a eu l’audace et l’effronterie d’entretenir une femme blanche d’adultère ». Il devra demander pardon à Dieu, au Roi et à la justice pour avoir fauté puis aura le poing droit coupé. Il sera ensuite « mené et conduit dans la Place d’Armes où il sera pendu et étranglé jusqu’ à ce que mort s’ensuive ». Les réquisitions font froid dans le dos ? Pas pour tout le monde. Le substitut trouve que la sentence est très légère compte tenu du déshonneur porté à la race blanche toute entière et propose d’alourdir les supplices. Jeannot aura droit à un extra : il aura les oreilles coupées et sera marqué au fer de la fleur de lys sur les joues, puis il subira des coups de verge et finira attaché trois dimanches de suite à la place publique de Goâve. C’est seulement après que l’on pourra lui donner la mort barbare prescrite plus haut. L’inconsciente, quant à elle, sera condamnée à passer trois années de sa vie dans un monastère et, si son mari légitime ne vient pas la chercher au bout de ces trois années, y passera le reste de sa vie après avoir été tondue et voilée (21).

Voilà ce que la loi Taubira aurait dû souligner et qualifier de « crime contre l’Humanité ». Au lieu de cela, elle a évoqué la « traite et l’esclavage atlantique », laissant le soin aux cyniques de nier le fait que, dans ce que l’on vient de lire, il ne s’agit plus du seul esclavage : nous sommes face à un système global d’oppression raciale et raciste. Mais les opposants à cette loi font fi de tout cela et nient la particularité de cet esclavage d’une violence raciste déshumanisante.

 

©Kahm Piankhy – 2005 mis à jour 2017

 

NOTE

1. Cité dans « Histoire de l’esclavage pendant les deux dernières années, livre 1»

2. Cité dans « Histoire de l’esclavage pendant les deux dernières années, livre 1» page 189-190 page 181

3. « Réflexion sur l’esclavage des nègres » Par M. Schwartz (Condorcet), pasteur du Saint Évangile à Bienne, Membres de la société Économique de Bxxx. Cité par Louis Sala-Molins « Le Code Noir où le calvaire de Canaan », page 208, éditions PUF.

4. Cité dans « Histoire de l’esclavage pendant les deux dernières années, livre 1. », page 239-240-241

5. Article 35 du Code Noir de 1685 : « Les vols qualifiés, même ceux de chevaux, cavales, mulets, bœufs ou vaches, qui auront été faits par les esclaves ou par les affranchis, seront punis de peines afflictives, même de mort, si le cas le requiert »

6. Cité dans « Histoire de l’esclavage pendant les deux dernières années, livre 1. », page 440-441

7. Article 33 du Code Noir de 1685 : « L’esclave qui aura frappé son maître, sa maîtresse ou le mari de sa maîtresse, ou leurs enfants avec contusion ou effusion de sang, ou au visage, sera puni de mort ».

8. Le carcan est un collier de fer qui enserre le cou.

9. Cité dans « Des colonies françaises. Abolition immédiate », page 34-35

10. Ibid.

11. Louis Sala-Molins, page 213, op. cit.

12. Article 44 du Code Noir de 1685 : « Déclarons les esclaves être meubles et comme tels entrer dans la communauté, n’avoir point de suite par hypothèque, se partager également entre les cohéritiers, sans préciput et droit d’aînesse, n’être sujets au douaire coutumier, au retrait féodal et lignager, aux droits féodaux et seigneuriaux, aux formalités des décrets, ni au retranchement des quatre quints, en cas de disposition à cause de mort et testamentaire ».

13. On l’incite à prier surtout parce que la foi est l’arme absolue pour le conditionnement des esclaves et leur résignation. Dans une de ses lettres, un moine revient sur le discours qu’il tint à des esclaves-marrons guyanais : « Souvenez-vous, mes chers enfants, leur disais-je, que, quoi que vous soyez esclaves, vous êtes cependant chrétiens comme vos maîtres ; que vous faites profession depuis votre baptême de la même religion qu’eux, laquelle vous apprend que ceux qui ne vivent pas chrétiennement tombent après la mort dans les enfers. Quel malheur pour vous si, après avoir été les esclaves des hommes en ce monde et dans le temps, vous deveniez les esclaves du démon pendant toute l’éternité ! Ce malheur pourtant vous arrivera infailliblement si vous ne vous rangez pas à votre devoir, puisque vous êtes dans un état habituel de damnation : car, sans parler du tort que vous faites à vos maîtres en les privant de votre travail, vous n’entendez point la messe les jours saints ; vous n’approchez pas des sacrements ; vous vivez du concubinage, n’étant pas mariés devant vos légitimes pasteurs. Venez donc à moi, mes chers amis » (Cité par Louis Sala-Molins dans le « Code Noir », page 167, op. cit.)

14. Victor Schœlcher « Histoire de l’esclavage pendant les deux dernières années », tome 2, page 42.

15. Ibid.

16. Louis Sala-Molins, op. cit., page 111.

17. Article 38 du Code Noir de 1685.

18. Cité dans « Des colonies françaises abolition immédiate », page 112.

19. Cité par Victor Schœlcher dans « Vie de Toussaint Louverture », éd. Karthala, page 9.

20. Pierre Pluchon, 165. Op. Cit.

21. Pierre Pluchon, p.217. Op. Cit

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