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L’extermination raciste des Haïtiens en République dominicaine

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En 1937, le dictateur dominicain Rafael Leonidas Trujillo décida d’exterminer purement et simplement la population haïtienne présente sur son sol. Les Haïtiens étaient accusés de tous les maux : sauvages, adeptes du vaudouisme, bêtes, pouilleux, sales, porteurs de maladies, fainéants et violents. Rien ne leur était épargné. Mais le discours de Trujillo faisait d’abord une fixation sur la race des Haïtiens : les nègres haïtiens viennent souiller la belle race blanche castillane et africanisent le pays.

C’est en décembre 1492 que Christophe Colomb et ses hommes identifièrent l’île de Saint-Domingue. Baptisée Isla española par l’amiral génois, ce dernier fait immédiatement construire sur les bords de l’île un fort afin d’avoir une base solide à partir de laquelle il pourra s’appuyer dans sa quête d’or – il est persuadé que l’île en regorge.

L’amiral est fasciné par la gentillesse naturelle des locaux qu’il perçoit comme des êtres doux et craintifs. Il n’y a « pas dans le monde de meilleures gens », écrira-t-il au sujet des Indiens tainos. Malgré cet a priori positif, Bartolomé de las Casas nous racontera comment les conquérants espagnols « entraient dans les villages et ne laissaient ni enfants, ni vieillards, ni femmes enceintes ou accouchées qu’ils n’aient éventrés ou mis en pièces, comme s’ils s’attaquaient à des agneaux réfugiés dans leur bergerie. Ils faisaient des paris à qui ouvrirait un homme d’un coup de couteau, ou lui couperait la tête d’un coup de pique, ou mettrait ses entrailles à nu (…) ».

Au XVIII ème siècle, la partie française de l’île comptera près d’un demi-million d’esclaves. Si la colonie est la plus riche de toutes les colonies françaises c’est aussi, sans conteste, celle où les esclaves en bavent le plus. La durée de vie moyenne des Africains est de 7 ans. Les colons y sont plus brutaux qu’ailleurs, du coup, les révoltes d’esclaves y sont aussi plus fréquentes. On connaît l’histoire de Toussaint Louverture et de Dessalines qui jouèrent un rôle fondamental durant la révolution de Saint-Domingue. Dessalines proclamera la naissance d’Haïti le 1er janvier 1804 : les anciens esclaves venaient de remporter leur bras de fer avec Napoléon qui avait envoyé contre eux Leclerc pour rétablir l’esclavage.

Le rôle des Haïtiens était fondamental dans la lutte pour l’abolition de l’esclavage dans la zone Caraïbe. Ils bénéficiaient d’une aura certaine depuis la défaite qu’ils firent subir aux troupes françaises venues rétablir l’esclavage. Les Haïtiens étaient perçus comme de redoutables guerriers, habilles, déterminés et d’une formidable efficacité au point où la pression que les divers présidents haïtiens firent subir à la colonie espagnole de Saint-Domingue indisposa l’Espagne sans que celle-ci ne jugea nécessaire d’envoyer des troupes : le risque était trop grand d’affronter l’armée haïtienne sur son terrain.

Jean-Jacques Dessalines

Dès la naissance de leur république, les Haïtiens n’ont eu de cesse de vouloir délivrer leurs frères esclaves de la partie espagnole et d’agir dans le sens d’une « indépendance » totale de l’île.  La haine des propriétaires d’esclaves ne cessait de décupler de ce seul fait. Bien sûr, les divers présidents haïtiens rêvaient d’une île politiquement unifiée avec un seul et unique gouvernement et cette unité politique devait se faire à leur profit. En 1805, une première tentative d’annexion a lieu : c’est un flop et les troupes haïtiennes se livrèrent à des pillages, des saccages et des meurtres sur les Dominicains lors de leur campagne de retrait.  Le 9 février 1822, à la tête de 12 000 hommes, le président mulâtre haïtien Jean-Pierre Boyer annexe enfin avec succès la partie espagnole. Dans la foulée, il abolit l’esclavage et attribue des terres aux anciens esclaves, au grand dam des propriétaires.

La République d’Haïti acheta son indépendance à la France au prix fort de 150 millions de francs : c’était la somme exigée par la République française pour dédommager les colons du préjudice subi. Il fallait donc absolument renflouer les caisses de l’État haïtien en instaurant le « travail forcé » et en prenant des mesures qui permettaient de produire des marchandises pour l’exportation. Toutes ces mesures furent mal acceptées dans la partie espagnole de l’île – tout comme en Haïti – et le nationalisme dominicain grandissant finira par avoir raison de la force d’occupation haïtienne en déclarant l’indépendance totale le 22 février 1844. Nous n’entrerons pas en détail dans les méandres des rapports entre la force occupante et le nationalisme dominicain mais dès cette époque se développe un fort sentiment anti-haïtien au sein de la population dominicaine qui ne fera qu’empirer en se teintant d’un racisme clairement affiché.

Le mythe de la race espagnole

Après la proclamation de l’indépendance de la colonie, l’Espagne fit soudain surface en 1855 alors qu’elle resta totalement muette face à la pression constante exercée par les divers gouvernements haïtiens. Elle proposa surtout un traité à la République Dominicaine pour court-circuiter l’influence américaine grandissante dans la région des Caraïbes. Mais les incursions haïtiennes continuèrent longtemps encore et la guerre civile obligea les Dominicains à accepter le protectorat espagnol en mars 1861. L’Espagne s’engagea à ne pas rétablir l’esclavage aboli par les Haïtiens et à traiter la République comme elle traite les autres provinces du royaume. Ni plus ni moins. Mais il est intéressant de s’arrêter sur l’attitude des Espagnols face aux locaux. Les Espagnols crurent au départ voir, en la personne des Dominicains, des Blancs catholiques semblables à eux. Ils n’avaient pas compris que la caste dominante n’était qu’une infime minorité et ils déchantèrent très vite lors de leur prise de pouvoir : le peuple dominicain était en grande partie composé de mélanodermes à cheveux crépus. Les fonctionnaires et soldats espagnols furent surpris de constater l’existence d’un phénotype « africain » prédominant au sein de la population locale et des heurts ne tardèrent pas à éclater car tout séparait ces deux mondes. La réponse espagnole fut d’imposer un véritable système de ségrégation raciale.

Les nouveaux arrivants se comportaient en fait comme en territoire conquis et prirent des mesures tellement impopulaires qu’une terrible insurrection éclata en février 1863. Fini le semblant d’état de grâce et place à la guerre. Les loyalistes dominicains et les troupes espagnoles écrasent une première fois ce soulèvement. Mais un autre se prépare déjà pour le mois de mai et cette fois – avec l’appui des Haïtiens qui aident les insurgés – la reine d’Espagne ne peut que signer le décret mettant un terme à l’annexion. Le rôle des Haïtiens fut encore une fois déterminant et l’indépendance de la République dominicaine est en partie due à leur soutien en armes.

La « race castillane » est ainsi très minoritaire en République Dominicaine. Pourtant, dans l’inconscient collectif de la Nation, elle est omniprésente. Les divers dictateurs l’ont tantôt mollement agitée, tantôt clairement instrumentalisée mais aucun d’entre eux n’a poussé le vice comme l’a fait le dictateur raciste Rafael Leonidas Trujillo. Agent des Américains, cet ancien chef de la Garde Nationale montée de toutes pièces par et pour Washington, était chargé de prendre en main le pays sous la tutelle américaine. D’origine dominicaine, cubaine…et haïtienne, il se voulait pur blanc de souche et saupoudrait son visage de poudre de riz pour lui donner la teinte la plus blanche possible. En mai 1930, des élections truquées en font le nouveau président de la République dominicaine. La « trujillisation » du pays démarre très vite. Le nouveau président s’introduit dans quasiment tous les secteurs d’activité : il « trujillise » les terres en en chassant les petits et grands propriétaires et devient le plus grand propriétaire terrien du pays en quelques années, il investit dans le coton, le textile, l’aviation et se crée une véritable fortune qui, à sa mort en 1961, est estimée à 800 millions de dollars. Le dictateur mégalomane est mû par un fort sentiment de népotisme qui l’oblige donc à installer des membres de sa famille partout où il le peut. Tous les rouages économique et financier du pays sont entre les mains de la famille ou de proches du dictateur. Trujillo interdit tous les partis politiques et change le nom de la ville de Santo-Domingo en Ciudad Trujillo. Les noms de membres de sa famille sont donnés à des places, des rues et des squares : le pays est réellement devenu sa propriété.

Rafael Leonidas Trujillo

L’extermination sous le nom de code « opération perejil »

La haine qu’inspire Haïti dans le monde s’explique par la dureté de la révolte des esclaves de Saint-Domingue. L’Europe n’a jamais accepté cet échec et les bruits les plus fous couraient au sujet d’Haïti. Il s’agissait de dénigrer les esclaves afin de ne surtout pas donner leur courage en exemple aux esclaves des autres colonies européennes. On affirmait donc qu’Haïti était en proie à des actes de cannibalisme, de sorcellerie et que les nègres étaient retournés à leur état naturel (donc sauvage) depuis la fin d’esclavage – esclavage qui les avait pourtant civilisés. Pour l’universitaire américain William B. Cohen, la révolution des esclaves de la partie française de Saint-Domingue « renforça d’une façon sensible la négrophobie régnante ».[1]

Olympe de Gouges

C’est que les nègres sortaient de leur statut de victimes expiatoires (statut adoré des paternalistes) pour partir à la conquête de leur liberté par les mêmes moyens que les Français de 1789. La révolte de Saint-Domingue ne fut approuvée « par aucun abolitionniste », continue-t-il . Certains firent leur mea-culpa quant à l’humanité qu’ils crurent déceler chez les Africains. Le cas de la célèbre féministe Olympe de Gouges est assez significatif de l’état d’esprit malsain qui régnait à cette époque. Olympe de Gouges a l’image d’une personne ayant combattu pour la dignité des femmes mais surtout – on n’oublie presque jamais de le souligner – elle fit du combat pour l’abolition de l’esclavage une priorité presque aussi essentielle que son combat féministe. Mais, bien sûr, on ne pipe mot sur un détail pourtant important à son sujet : si en 1786, elle fut l’auteur d’une pièce qui « proclamait la dignité de la race noire », en revanche après les évènements de Saint-Domingue d’août 1791 elle fit une surprenante volte-face. La publication de la pièce en 1792 contenait une préface assassine et vengeresse qu’elle dédia aux nègres de Saint-Domingue :

« C’est à vous, actuellement, esclaves, hommes de couleur, à qui je vais parler ; j’ai peut-être des droits incontestables pour blâmer votre férocité : cruels, en imitant les tyrans, vous les justifiez. La plupart de vos Maîtres étaient humains et bienfaisants, et dans votre aveugle rage vous ne distinguez pas les victimes innocentes de vos persécuteurs. Les hommes n’étaient pas nés pour les fers, et vous prouvez qu’ils sont nécessaires. Si la force majeure est de votre côté, pourquoi exercer toutes les fureurs de vos brûlantes contrées ? Le poison, le fer, les poignards, l’invention des supplices les plus barbares et les plus atroces ne vous coûtent rien, dit-on. Quelle cruauté ! Quelle inhumanité ! Ah ! Combien vous faites gémir ceux qui voulaient vous préparer, par des moyens tempérés, un sort plus doux, un sort plus digue d’envie que tous ces avantages illusoires avec lesquels vous ont égarés les auteurs des calamités de la France et de l’Amérique. La tyrannie vous suivra, comme le crime s’est attaché à ces hommes pervers. Rien ne pourra vous accorder entre vous. Redoutez ma prédiction, vous savez si elle est fondée sur des bases vraies et solides. C’est d’après la raison, d’après la justice divine, que je prononce mes oracles. Je ne me rétracte point : j’abhorre vos Tyrans, vos cruautés me font horreur ». [2]

Sur la base de ces préjugés, Haïti eut donc, dès sa naissance, une épouvantable image aux yeux du monde occidental et des colons d’Amérique. C’est sur cette atmosphère pestilentielle que Trujillo va surfer. Il fait de l’Haïtien la cause de tout ce qui va mal dans le pays. En 1937, la République dominicaine est dans une impasse économique. La « trujillisation » du pays exige d’énormes ressources que le petit État est incapable de produire. Il faut détourner l’attention du Dominicain sur le voisin haïtien, en faire la cause de tous les maux de la société. Tous les discours du leader dominicain soufflent sur les braises incandescentes du racisme anti-haïtien. Il remue l’invasion rampante de nègres africains dont le but est de s’approprier le pays.

Comment réagit la majorité de la population dominicaine face à cette xénophobie ? Elle ne se sent pas du tout concernée. Le Dominicain moyen ne se sent pas « noir ». Il se revendique être un mélange. Cette construction mentale d’une identité « métisse » permet aux uns et aux autres de définir leur place dans la hiérarchie sociale – donc raciale – du pays. Ce comportement est visible au Brésil, à Cuba, en Martinique, en Guadeloupe, aux Comores, au Cap-Vert, sur tous les pays de la côte orientale de l’Afrique où des Africains ont été esclavagisés par les Arabes et des Perses, etc. Cette forme maligne de négrophobie est très particulière car, étant honteuse, ses auteurs (Noirs et métis) la cachent derrière l’alibi du métissage. Ainsi, le Dominicain moyen est persuadé d’être « mulâtre ». L’écrivain Carlos Dore explique qu’ainsi, en s’inventant une origine métisse, la négrophobie devient banale : « le peuple [dominicain] n’a pas l’impression de s’autodiscriminer comme noir, puisqu’il se considère comme un mélange de blanc et d’indien » [3]

La minorité blanche s’appuya donc sur les mulâtres – réels ou supposés – pour distiller son racisme en inventant le mythe du Dominicain qui serait un mélange d’Indien et d’espagnol, relayant l’élément africain aux oubliettes. Ce mythe permit un racisme anti-noir totalement décomplexé de la part des mulâtres et des Noirs dominicains qui, face à la négrophobie de la petite caste dominante blanche, ne se sentaient pas concernés du tout : de la haine contre les Noirs ? Mais nous ne le sommes pas. En quoi cela nous concerne-t-il ? On ne peut qu’être consterné face à la vision d’un peuple entièrement épris de haine vis-à-vis d’une partie de lui-même au motif qu’une minorité de colons blancs a parié sur cette animosité pour détourner son attention pendant qu’elle faisait une véritable OPA sur le pays. Mais c’est là la stricte et triste réalité.

« Ainsi, en République Dominicaine, bien que la population indigène, comme celle d’Haïti, ait été exterminée lors de la première occupation du territoire par les Européens, la catégorie d’« autochtone » (Indien) a été créée et a bénéficié d’un statut privilégié, afin de servir une politique fondée sur la prétendue supériorité des Dominicains, ayant (soi-disant) la peau plus claire et les cheveux moins bouclés, sur les Haïtiens à peau (soi-disant) plus foncée. »

International Council On Human Rights Policy

En 1789, on estimait que la colonie espagnole de Saint-Domingue était peuplée de 35 000 colons blancs, de 38 000 mulâtres ayant le statut de « libres » et de 30 000 esclaves africains. Dans les années 2000, le nombre de mulâtres officiellement recensé en République dominicaine est pour le moins surprenant : 73% de la population se définit comme mulâtres [4] alors que les Noirs sont passés à 11% et les Blancs à 16%. En un peu plus de 200 ans, le groupe des « mulâtres » a tout simplement explosé tandis que les deux autres s’effondraient. L’explication est simple : nous voyons là les effets de l’idéologie du « blanchiment de la race » où chaque catégorie socio-raciale du bas ne rêve que de rejoindre le top du top – la blanche – et compose ses stratégies matrimoniales exclusivement dans l’optique de s’introduire chez elle ou, à défaut, d’avoir un peu de son sang dans ses propres veines. C’est ce concept – qui est une réalité factuelle, contrairement à ce que pensent quelques incultes de la planète internet [5] – qui explique l’abandon du « vêtement noir » pour aller s’emmitoufler dans d’autres habits identitaires plus « dignes », plus « propres », plus « beaux ». En clair : le plus loin possible du noir et le plus proche possible du blanc.

Ainsi, pour le Dominicain, la notion de « mulâtre » est un parfait compromis puisqu’elle permet de « retravailler » son origine, son histoire, son statut dans l’espace social et la hiérarchie du pays. Elle décomplexe l’adulation malsaine que l’aliéné fait à tout ce qui est blanc puisqu’il prétend composer avec une part de lui-même [6].

Mais au fond, est-ce vraiment du racisme car, après tout, tous ces gens n’ont-ils pas la même couleur de peau ? Le racisme compose justement avec l’idée de biologisation d’un groupe humain à des fins discriminante. Ainsi, même si les deux groupes humains en question sont supposés semblables, le processus de racialisation qui construit l’altérité à des fins d’exclusion est du racisme.

Trujillo a parfaitement compris la psychologie de cette autophobie et il va l’utiliser à son avantage. Sur la zone frontalière du nord du pays, les Haïtiens représentent plusieurs dizaines de milliers d’individus vivant de la terre et de la vente des produits agricoles. Ils sont aussi employés dans la coupe de canne à sucre par des patrons-exploiteurs dominicains sans scrupule. Et justement, en 1937, la chute du prix du sucre entraîne une importante crise, notamment dans les Caraïbes. Les ouvriers haïtiens chargés de la coupe de la canne à sucre sont expulsés de Cuba pour ces raisons. Le dictateur Trujillo va plus loin et décide de faire d’une pierre deux coups : il désire se débarrasser des coupeurs de canne haïtiens mais aussi – et surtout devrait-on dire – il veut se « libérer » de la gangrène nègre qui contamine de plus en plus le pays. Il choisit l’extermination des Haïtiens. Nous ne parlons pas là de quelques meurtres commis pour effrayer la communauté haïtienne mais bien de meurtres de masse ayant pour finalité la liquidation totale d’un groupe ethno-racial présenté comme ennemi, inférieur et surtout très fécond.

Cette opération se place au centre d’une logique : la « dominicanisation » de la frontière nord. Il faut absolument empêcher le sang nègre d’envahir le pays. Trujillo lance alors une grande opération de peuplement de la zone frontalière en distribuant des terres aux Dominicains. La zone est militarisée, on y construit des écoles, l’armée y est envoyée ainsi que des prisonniers de droit commun. Tout ce monde est littéralement fanatisé à la haine de l’Haïtien présenté à eux comme l’ennemi qui leur vole le pain de la bouche. On nettoie la langue espagnole de tous les termes d’origine haïtienne et l’on fait la chasse au vaudouisme.

Mais ça ne s’arrête malheureusement pas là. Le 2 octobre 1937 au soir, le signal des tueries est donné par le président en personne. Immédiatement, la population de la zone frontalière – celle-là même qui est fanatisée depuis des mois – se met à l’œuvre et massacre, appuyée par les militaires, tout ce qui ressemble de près ou de loin à un Haïtien. Pendant trois jours, « les Haïtiens sont traqués, sauvagement assassinés à coups de gourdin, poignardés au couteau, égorgés à la machette ou tués d’une balle dans le dos s’ils s’enfuient. Les cadavres sont empilés et brûlés pour faire disparaître les traces et éviter les épidémies. On appelle cela « el corte », « la coupe » (de la canne à sucre). Sinistre moisson. On tue le paysan surpris dans son champ, on tue la famille entière. Personne n’est épargné, vieillards, femmes, enfants sont abattus parce qu’ils sont Haïtiens (…) » [7]

On massacre des enfants à la sortie des écoles, on enterre les morts mais aussi les blessés que l’on recouvre de sable pendant qu’ils crient, on pille les objets de valeur, les bijoux, le bétail. C’est le retour d’Attila et de ses Huns : d’abord les tueries puis ensuite le pillage.

« L’armée et la police se lancent dans une  »ratonnade » sanglante à l’échelle nationale : tous les Haïtiens, jusqu’au dernier, hommes, femmes, enfants et vieillards, doivent être exterminés.

Il y eut certes quelques bavures, mais l’œil exercé des tueurs de Trujillo séparait assez vite un Dominicain d’un Haïtien. Lorsqu’il y avait doute, le soldat dominicain criait impérativement à l’éventuelle victime :

 »Répète, et vite, Perejil »

Mot anodin, mais fort difficile à prononcer par un gosier d’haïtien qui se dépêtre fort mal des  »r » et encore plus mal de la jota (j) castillane et trébuche immanquablement devant la rencontre, dans un même mot, des deux redoutables consonnes (…)» [8]

Mal prononcer le mot perejil (persil en espagnol) et c’était la mort immédiate. Qui sont les auteurs de ces tueries ? Des Dominicains qui, dans leur très grande majorité, sont plus proches physiquement des Haïtiens que de n’importe quel Dominicain d’origine espagnole qui les méprise. On estime entre 10 000 et 30 000 le nombre de femmes, enfants et hommes haïtiens assassinés par les Dominicains durant ces quelques jours de folie au nom de la race. Tout cela en à peine 3 jours ! Trujillo diligentera une « enquête » qui admettra que les affrontements de la région frontalière firent 600 morts des deux côtés (Haïtiens et Dominicains). Pendant un mois, c’est le silence total dans la presse dominicaine mais la presse étrangère s’intéresse beaucoup à cette affaire. C’est en fait grâce aux exilés dominicains, opposants du régime de Trujillo, que l’affaire s’internationalise : ils seront déclarés « traîtres à la patrie » pour avoir répandu « le bruit que la République avait des visées agressives contre une Nation amie ». De son côté, le gouvernement haïtien est tellement affaibli que l’entourage de Trujillo en profite pour faire le forcing en tentant de faire passer l’éponge sur les tueries. Le secrétaire d’État aux Relations extérieures de la République dominicaine, Ortega Frier, proposera ainsi, « afin d’éviter que l’on continue à discréditer injustement et grossièrement » la République dominicaine, de « jeter quelques indemnités aux Haïtiens pour sauvegarder [notre] tranquillité ». Tout cela, bien entendu « sans reconnaître de responsabilité ». La République dominicaine signe finalement un accord avec le gouvernement haïtien qui stipule que celui-ci versera 750 000 dollars au gouvernement haïtien pour réparer les préjudices commis sur ses concitoyens. Trujillo triomphe. Sa diplomatie a fonctionné : 750 000 dollars pour avoir débarrasser le pays de la vermine nègre, c’est très bon marché.

Manuel Arturo Peña Batlle

Mais les pressions internationales obligent Trujillo à agir. De semaines en semaines, les témoignages de rescapés affluent et le nombre des victimes grimpent. Au départ, ce ne sont que des échauffourées, on parla ensuite de quelques dizaines puis de centaines de morts avant d’admettre qu’il y en avait bien plusieurs milliers. Les Américains n’aiment pas trop l’idée qu’un de leurs protégés ait tenté d’exterminer un peuple à quelques kilomètres des leurs côtes. Cela fait désordre. La réponse ne tardera pas. Le 16 décembre 1937, une soixantaine de personnes est arrêtée pour l’assassinat de 134 (cent trente quatre) Haïtiens et 12 Dominicains. Le journal dominicain Listin Diario annonce ainsi le 12 mars 1938 que sur les 60 personnes arrêtées, 16 ont été condamnées lors du « procès invisible » à 30 ans de prison. Qui sont ces gens ? Personne n’en sait rien. Aucun nom n’est apparu. Le journal se contentant de faire passer cette tentative d’extermination pour de simples représailles localisées et non-préméditées : une réaction aux vols commis par les Haïtiens.

« Ce type [ndlr : celui des haïtiens] est franchement indésirable. De race nettement africaine, il ne peut représenter, pour nous, un quelconque attrait ethnique »

Manuel Arturo Peña Batlle, président de la chambre des députes, 1942

La République dominicaine d’aujourd’hui

Beaucoup d’Haïtiens subissent un quasi-esclavage de nos jours. Ils sont enfermés dans des bateyes, des ghettos qui dépendent du Conseil d’État au Sucre (CEA). La survivance du discours raciste développé par les élites d’origine européenne est toujours de mise de nos jours. Ainsi, en 1983, l’ex-président dominicain Joachim Balaguer – président de 1966 à 1978 et de 1986 à 1996 – sortit, un hallucinant ouvrage[9] dans lequel il vouait aux gémonies tout ce qui était noir et haïtien :

« Pour peu, écrit Christian Rudel, on croirait entendre, plus d’un demi-siècle plus tôt, Hitler déclarant la guerre aux Juifs. Pour l’actuel président de la République dominicaine, – qui, rappelons-le, était aux côtés de Trujillo lorsque ce dernier déclencha le grand massacre de 1937 – le Haïtien (sic) est paresseux, dégénéré, porteur de maladies diverses et à l’origine de tous les maux dont a eu à souffrir son pays » [10]

Joachin Balaguer

Pour Balaguer, il ne fait aucun doute que « le Noir, abandonné à ses instincts…se reproduit à une vitesse presque égale à celle des espèces végétales ». L’Haïtien a « été à Santo Domingo un générateur de paresse…qui a exercé une influence pernicieuse sur les travailleurs dominicains ». Ce discours, qui est très proche de celui de l’extrême droite et de la droite dure européenne au sujet des immigrés, oublie bien entendu de préciser que si les Haïtiens sont présents en République dominicaine c’est d’abord et avant tout parce que le sale boulot (découpe de la canne, bâtiment, récolte de fruits etc.) est déserté par les Dominicains. Les patrons dominicains sont ainsi bien contents de trouver cette main-d’œuvre malléable qu’ils méprisent et qu’ils n’hésitent pas à faire expulser en les dénonçant aux autorités pour ne pas leur payer leur salaire.

Les immigrants haïtiens sont – toujours selon Balaguer – des « êtres tarés par des déficiences physiques humiliantes (dont peu) connaissent l’hygiène ». De même qu’ils sont à l’origine de la propagation « de maladies aussi graves que la peste bubonique, la syphilis et la malaria… ». L’obsession de Balaguer ne contraste pas vraiment avec celle de Trujillo malgré les années. Pour lui, les Haïtiens sont un poison qui négrifie un pays qui tend vers la blancheur (cette blancheur se nomme « dominicanité » et met sur un piédestal les origines castillanes de la population dominicaine) en augmentant « la population noire du pays et (en contribuant) à corrompre sa physionomie ethnique ».

José Francisco Peña Gómez 1937-1998

Balaguer continuera à jouer un rôle néfaste sur la vie politique dominicaine en distillant sa haine de tout ce qui est noir. Mais rappelons que pour qu’un tel homme soit élu démocratiquement malgré son racisme c’est qu’il se passe vraiment quelque chose de pas très net dans le pays en question. Si un homme politique issu d’une minorité européenne se mettait à tenir ce type de discours sur les Congolais et que, malgré cela, il était élu à la présidence du Congo par des électeurs congolais à majorité noire, il faudrait vraiment se poser des questions sur l’état psychologique du pays en général. En 1996, Balaguer eut l’occasion de démontrer qu’il n’avait rien perdu de son obsession anti-noire. Le premier tour des élections présidentielles donna 46% des suffrages à José Francisco Peña Gómez contre 39% à son concurrent Leonel Fernandez. Or Peña Gómez est noir de varnation foncée. Du coup, toute la clique nationaliste – Balaguer en tête – se rua sur lui en l’attaquant explicitement sur la base de sa couleur de peau. On le soupçonna de ne pas être un « vrai Dominicain » mais d’être d’origine haïtienne et de vouloir rattacher la République dominicaine à Haïti. On fit courir les bruits les plus racistes en tentant d’alarmer l’opinion : pour la première fois de l’histoire, ce cher et beau pays castillan et indio allait être dirigé par un descendant de sauvages africains. Horreur !

Leonel Fernandez

Au second tour, Leonel Fernandez remporte finalement les élections. Ce dernier est donc indio, un terme qui signifie « indien » mais qui au vrai ne désigne absolument pas des Indiens puisque ces derniers ont été exterminés par les Espagnols. En fait, ce terme désigne le « mulâtre foncé » – qui est tout simplement noir sur le plan du phénotype – ou le « mulâtre clair » qui a un physique plus proche du type dit « méditerranéen ». Mais dans les deux cas, ce terme personnifie le refus catégorique d’admettre que celui qui s’en réclame a du sang africain dans les veines. Leonel Fernandez aura, en tant que président de la République Dominicaine, une politique assez dure à l’encontre des Haïtiens. Il fera pratiquer des rafles par sa police, rafles dans lesquelles on ne se souciera guère de savoir si les futurs expulsés sont Dominicains, Dominicains d’origine haïtienne ou tout simplement Haïtiens. Noir c’est noir. Et comme le pays est composé d’une minorité blanche et d’une grande partie qui est métissée indien/européen, les Noirs ne peuvent donc être que des Haïtiens essayant de s’assimiler à une population qui est totalement différente d’eux sur le plan racial et ethnique.

Mais les « bonnes manières » ne se perdent pas facilement. On continue à tuer, encore aujourd’hui, des Haïtiens à coup de machette ou en les brûlant vifs comme ce fut le cas en août 2005. Pablo Marcos, Willie Pie et Gilbert Dominique étaient trois jeunes Haïtiens âgés de moins de 18 à 22 ans. Ils ont été attaqués par des Dominicains parmi lesquels se trouvait « un individu vêtu d’un uniforme de policier qui portait une arme à feu » – selon  le témoignage d’un rescapé. Frappés, humiliés, aspergés d’un produit chimique puis brulés vifs, ils décèderont dans d’atroces souffrances. Leur tort ? D’être Haïtiens. La haine de certains Dominicains « mulâtres » envers les Noirs (qu’ils soient Haïtiens ou Dominicains) correspond en tout point à celle que le Ku Klux Klan pratiquait aux USA. Des faits divers assez ahurissants font état de lynchages, viols, d’attaques aveugles à la machette sur des Haïtiens innocents dans le but de venger tels crimes commis contre des Dominicains, etc. Sauf que lorsque le KKK tuait un Noir, le monde entier s’indignait. Ici, le KKK « version tropicale » peut chercher à préserver sa race indio en massacrant, humiliant et terrifiant depuis des décennies des civils haïtiens sans que cela ne pose problème. Seules des associations de droits de l’homme comme Amnesty et d’autres font état de ces crimes. Le mythe du métissage a fait son œuvre et l’on est prêt à tout accepter en son nom.

Tout l’univers mental du Dominicain moyen est construit, chaque jour et depuis sa naissance, autour de ce racisme banalisé par la télévision, la littérature, l’imagerie que les médias véhiculent sur telles populations présentées sous tel angle dévalorisant etc.

En expliquant la situation dominicaine par le biais des facteurs de situation, on comprend comment on en est arrivé à un tel point : mythe du sang indien, négrophobie exacerbée des élites blanches, etc. En revanche, si l’on ramène tout à une grille de lecture exclusivement raciale, comme le ferait tout bon démagogue prétendument « pour le métissage », on ne sera absolument pas en mesure de comprendre quoique ce soit. À partir du moment où l’on explique que « la République dominicaine est issue d’un métissage racial et que le racisme n’y existe pas » on met en relation « métissage racial » et « non-présence de racisme », comme si ces deux formulations étaient intrinsèquement contradictoires ou, pis encore, comme si le constat du racisme dépendait au fond de la notion de « pureté des races ».

En 2005, Amnesty International continuait à dénoncer la situation des Haïtiens présents dans le pays. Petit florilège :

  • « Les corps de deux Haïtiens tués par balle ont été découverts le 12 mai 2005 sur la route Santiago-Tamboril ;
  • Le 23 mai 2005, les sœurs Lilian et Ana Luz Pierre ont été battues à mort et poignardées à Puerto Plata ;
  • Le 24 juin 2005, Daniel Pie est mort suite aux coups de couteau qu’il a reçus dans la ville de Comendador, dans la province d’Elías Piña. Deux jours plus tard, Boca Pie (aucun lien) a été tué par balle dans la même ville ;
  • Le 7 septembre 2005, le meurtre d’un employé d’hôtel, attribué à un Haïtien, dans la région touristique de Bavaro, province d’Altagracia, a entraîné des attaques contre des Haïtiens et le pillage de leurs biens ;
  • Des faits similaires se sont produits le 8 septembre 2005, suite au meurtre d’un Dominicain à Barranca, dans la province de Bahoruco. Deux Haïtiens ont été hospitalisés après avoir été blessés à la machette. Près d’une vingtaine d’Haïtiens ont trouvé refuge dans la maison paroissiale de la plantation de canne à sucre locale ;
  • Le corps d’une jeune Haïtienne de 7 ans, Iliana Magolé Pierre, a été découvert le 22 septembre 2005 dans une rizière d’Esperanza dans la région de Mao, province de Valverde. Elle a été violée et son corps a été découpé en morceaux ;
  • Le 27 septembre 2005, deux corps non-identifiés, qui selon la presse étaient de «type haïtien», ont été découverts sous un pont à Jamao al Norte, dans la province d’Espaillat ;
  • Le 7 décembre 2005, une bande de Dominicains a brûlé au moins 35 maisons appartenant à des Haïtiens suite au meurtre d’un Dominicain qui aurait été tué à coups de machette par un groupe d’Haïtiens au cours d’un vol qualifié à proximité de Villa Trina, dans le nord du pays. Quelques jours après, le corps d’un Haïtien assassiné a été découvert dans la même ville par les autorités dominicaines ;
  • Le 21 janvier 2006, le meurtre d’un sergent de l’armée de l’air dominicaine dans la ville de Guerra a entraîné une attaque de représailles suite à laquelle sept Haïtiens ont été blessés, parmi lesquels un jeune garçon de neuf ans, et 27 maisons, appartenant en majorité à des familles haïtiennes, ont été brûlées. »

No comment…

©Kahm Piankhy – Piankhy.com – Juillet 2007 (mise à jour novembre 2017

NB  : un passage maladroitement prêté à Olympe de Gouge par William B. Cohen (« ils de mangeaient entre eux ») a été supprimé.

Notes

[1] William B. Cohen, « Français et Africains – Les Noirs dans le regard des Blancs 1530-1880 », Éditions Gallimard, p. 256.

[2] « L’esclavage des noirs, ou l’heureux naufrage » – Drame en trois actes et en prose

[3] Michel L. Martin (sous la direction de) « La République dominicaine, la Guadeloupe et la Caraïbe », éd. Economica.

[4] Afin de se faire une idée du phénotype majoritaire au sein de la population dominicaine : ici.

[5] Par curiosité, il m’arrive d’aller jeter un coup d’œil sur mes articles et mes vidéos reproduits sur d’autres sites. Et le moins que l’on puisse dire c’est que l’inculture a de beaux jours devant elle. Ainsi, sur une vidéo que j’avais titrée « blanchir la race » j’eus l’agréable surprise de me rendre compte d’une polémique assez effarante – mais qui en dit long sur le niveau de connerie et d’ignorance de nos contemporains. Sur un site « domien », le débat tourna carrément à l’indignation face à l’utilisation de cette expression. Méconnaissance totale de l’histoire aidant, certains s’offusquaient de l’emploi d’une expression qui dénonçait, d’après eux, la dilution de la race noire et la perte de sa pureté. Or cette expression « blanchir la race » désigne bel et bien une idéologie réelle issue de l’intériorisation du racisme par certains Noirs et mulâtres qui voient à travers le Blanc, un être effectivement supérieur. Mais pour le neuneu de base, l’expression « blanchir la race » incarne un reproche fait, aux Noirs qui épousent des non-Noirs, de trahir la pureté de la race noire.

[6] Oui, on oublie souvent de rappeler que le Noir ou le métis « autophobe » qui place tout ce qui est blanc au dessus du reste, privilégie systématiquement cette couleur au détriment des autres et qui méprise tout ce qui lui ressemble, est un raciste au même titre que ceux des Blancs qui en acceptent l’augure. Bien entendu, Un Noir qui considère que cette hiérarchie raciale est parfaitement valable et que tout ce qui est blanc inspire la bonté, la justesse, la droiture, etc. est parfaitement accepté par la majorité morale blanche prétendument non-raciste : elle ne voit pas en lui un danger menaçant sa suprématie ou son emprise sur les groupes sociaux concurrents.  Elle y voit au contraire un être vil, dominé, inoffensif. Un Noir qui méprise les Noirs devient donc « un modèle d’ouverture et de tolérance qui se mélange et qui est pour un monde sans race ».

[7] Lauro Capdevilla « La dictature de Trujillo », éd. L’harmattan, p. 69.

[8] Christian Rudel « La République dominicaine », éd. Karthala, p.134.

[9] Joaquin Balaguer « La isla al revès. Haïti y el destino dominicano », 1983.

[10] Christian Rudel, op. cit. p. 138.

Autre source :

Lettre ouverte d’Amnesty International au président Leonel Fernandez  

Le racisme: persistance et mutations

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