Il faut tenir compte de l’extrême complexité de la situation afin d’analyser, juger et agir avec rigueur et justice. Il faut surtout rompre avec certaines représentations « occidentales » (ou autres) du Soudan par trop simplistes. La plus déroutante de ces représentations est celle qui répartit les habitants du Soudan en deux catégories distinctes : les Arabes du Nord et les Africains du Sud. C’est ainsi que Le Petit Larousse (1995) affirme à l’entrée Soudan : « Le pays, le plus vaste d’Afrique, compte plus de 500 ethnies partagées entre des populations blanches, islamisées et arabophones, dans le Nord, et des populations noires, animistes ou chrétiennes, sans unité linguistique, dans le Sud, diversité qui explique de graves tensions internes ».
Même certaines sources plus spécialisées ne se préoccupent guère mieux d’une description rigoureuse de la composition ethnique particulièrement compliquée des populations soudanaises. Contentons-nous d’affirmer (mais en est-il vraiment besoin ?) que les populations soudanaises dans leur écrasante majorité, y compris celles que l’on appelle « Arabes », sont noires. Et ces populations « arabes » sont tout autant africaines que les populations du Sud. Simplement, la noirceur de la peau varie dans le Nord en fonction du degré de métissage subit par les régions. Les caractéristiques corporelles (couleur de la peau et traits faciaux) qui dominent dans le Nord sont de « type éthiopique », type répandu dans toute la Corne de l’Afrique (dit de l’homme d’Oldway selon les spécialistes d’anthropologie physique). Mais la couleur de peau proprement noire et les traits négroïdes n’y sont pas rares. On peut les rencontrer dans toutes les familles. Les caractéristiques physiques peuvent y différer considérablement même entre frères et sœurs. À l’inverse, dans le Sud, des populations à teint relativement clair existent. Ainsi, chez les Azande de la province de l’Equatoria la couleur de la peau peut aller du brun foncé jusqu’au jaune. Il est parfois absolument difficile de distinguer entre un(e) Azandé(e) — je dirais même un(e) Dinka — et un(e) nordiste dits « fils ou fille d’Arabes », surtout dans la zone frontalière entre les Dinka et leurs voisins Baggara. On peut suggérer encore plus cette intrication en constatant que la majorité des Soudanais du Nord sont historiquement, géographiquement et ethniquement parlant des métis arabo-africains. On sait que le Nord-soudanais, berceau des civilisations de la Nubie, a connu, comme l’admettent tous les historiens de l’Antiquité, des vagues successives d’immigrations venant du Nord (Egypte, Mésopotamie, Arabie, et même pour certaines de l’Inde) et du Sud (région des Grands Lacs, par exemple). Les spécialistes s’accordent pour affirmer que la Nubie antique, tout en restant profondément négro-africaine, a toujours su absorber les immigrants, ethniquement et culturellement.
La « dernière » de ces vagues d’immigrations massives est celle des Arabes. La plupart d’entre eux ont épousé des femmes du cru afin de bénéficier du système d’héritage matrilinéaire en vigueur chez les autochtones et s’emparer du pouvoir qui fonctionnait selon ce système. Ils jetaient ainsi les bases socio-politiques d’une arabisation culturelle massive des populations du Nord. Ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans les arcanes compliqués de l’arabisation ou de l’arabité du Nord-Soudan. Remarquons seulement que la majorité écrasante de ceux que l’on nomme les « Arabes du Nord-soudanais » sont en effet le résultat d’un métissage complexe. À une période historique très difficile à repérer, ces métis ont commencé à nier leur part africaine (ou toute autre part) en établissant des arbres généalogiques « purement arabes » (souvent même avec pour ancêtre un compagnon du Prophète). Ils se sont interdits d’épouser des négroïdes qu’ils réduisaient désormais en esclavage. Les Arabes « purs » sont restés largement à l’écart au sein des déserts d’al-Boutana, de Kassala, du Kordofan et du Darfour. Ceux-là ne sont pas non plus très respectés des métis arabo-africains du Centre-Nord qui les traitent de « Bédouins bruts non civilisés ».
À l’inverse ces derniers se voient comme les « vrais Arabes » et ne reconnaissent pas tout à fait l’arabité des métis et des arabisés. Ainsi, pour les Kawahla, les Dja’aliyn seraient des Nouba (Nubiens). Il convient de signaler que dans le classement des huriyn (gens libres), qui fonctionne selon le degré de sang arabe, ou l’absence de racines négroïdes, les Baggara occupent le bas de l’échelle. Jusqu’à une date récente, peut être même jusqu’à aujourd’hui encore, les Arabes et les arabisés du « Nord propre » ne se mariaient pas avec eux. La poésie populaire des Dja’aliyn abonde en témoignages où l’on traite les Baggara comme des esclaves, surtout à l’époque de Mahdiyya. Les Baggara étaient les partisans les plus nombreux du Mahdi et les parents de son calife Abdullhi al-Ta’ayshi dont les soldats (Baggara) avaient saccagé la région de Shandi (capitale des Dja’aliyn). C’est là l’une de ces absurdités dont se compose la trame des idéologies racistes aux fondements esclavagistes au Soudan. Certes, les Baggara n’ont pas été soumis à l’esclavage. Les raisons en tiennent peut-être à leur islamisation et aux traces de sang arabe qui coulent dans leurs veines. Mais c’est certainement tout autant grâce à leur bonne organisation sociale, et surtout militaire.
De fait, tout en regardant leurs voisins négroïdes (Nilotes, Nuba, Fur, etc.) comme inférieurs, les Baggara ont eux-mêmes été victimes de l’infério- risation que projettent sur eux les Arabes et les non négroïdes du « Nord propre ». Ils partagent avec leurs voisins négroïdes, de l’Ouest et du Sud du Soudan, une sorte de rancœur vis-à-vis des Djallaba du « Nord propre » et des Arabes nomades qui vivent parmi eux. C’est ainsi qu’il existe aujourd’hui une espèce de protestation commune et de solidarité médite entre les populations de l’Ouest du Soudan (Abdel Madjid 1998), dont les Baggara. Objectivement les Baggara ont tout intérêt à se solidariser avec les Dinka sur le plan des revendications de l’égalité citoyenne et pas seulement pour des intérêts économiques (pâturages, développement, etc.). On voit que les conflits entre le Nord et le Sud du Soudan ne sont pas réductibles, schématiquement, à un conflit entre « Arabes du Nord et Africains noirs du Sud ».