Montesquieu, à l’instar de Voltaire, bénéficie d’une aura internationale sans faille au titre de son dévouement aux causes des oppressés et des faibles. Au point où quelques sophistes célébrant les Lumières de façon dévote et aveugle n’admettent aucune contestation, aucun questionnement sur ces postulats.
C’est bien là le comble de l’ironie : les partisans des Lumières, qui chérissent tant ces penseurs libres et courageux du 18ème siècle – et il faut reconnaître le courage de ces derniers – refusent aujourd’hui qu’un regard critique soit porté sur cette période. La moindre demande de relativisation des qualités humanistes, et surtout, de l’universalisme supposé de tous ces philosophes est perçue comme une atteinte à l’orgueil national.
Pourtant, loin de se conformer à ce terrorisme intellectuel qui désire proscrire l’exercice intellectuel de la critique à l’endroit de ceux qui ont pourtant libéré ce même droit à la critique, beaucoup d’historiens n’hésitent pas un seul instant à forer dans le sens d’une ambiguïté réelle de ce siècle vis-à-vis du racisme contre les Noirs. Pour l’historien William B. Cohen les choses sont claires : « le XIX ème siècle n’inventa pas le racisme scientifique : il ne fît que développer les idées émises par le siècle (des Lumières) qui l’avait précédé » (1)
Depuis bien longtemps, courent les bruits les plus contradictoires sur le compte de Montesquieu à qui la rumeur prêtait une détestation telle de la traite et de l’esclavage des Noirs qu’il dut utiliser un ton sarcastique pour le condamner fermement dans « De l’esprit des lois ». La pugnacité et l’assurance des disciples inconditionnels des Lumières se sont très vite attachées à présenter le fameux texte de Charles-Louis de Secondat, baron de la Brède et de Montesquieu comme étant l’un des fleurons de la position officielle des philosophes des Lumières contre l’esclavage. La preuve était là : Voltaire était une mère Térésa anti-esclavagiste et Montesquieu, la bonté humaniste même, serait un admirable héros de la défense des Noirs. On omettra « juste » de dire que le premier était un négrophobe totalement hystérique ; ceci expliquant pourquoi on préfère largement évoquer le Voltaire politiquement correct de « Candide » alors que le Voltaire raciste et haineux de « Essais sur les mœurs », où il décrète le Noir irréductible à autre chose qu’à un demi-singe débile et laid, est lui totalement oublié. Passons.
Voici donc le texte polémique intégral du chapitre V – Livre XV de « De l’esprit des lois »
Et à cela rien ne résiste : une simple recherche sur votre moteur de recherche habituel avec la phrase « Montesquieu + de l’esclavage des nègres » donne une vision effrayante mais toutefois très précise du formatage de la pensée dans ce domaine. Mais que cherche t-il réellement à dire dans son texte et, plus généralement, dans de « De l’esprit des lois » ?
Le livre XV de « De l’esprit des lois » – qui est celui qui évoque le plus l’esclavage – commence à intriguer dès les premières lignes du sous-titre : « Comment les lois de l’esclavage ont du rapport avec la nature du climat ». Puis, au fil de la lecture, on semble reconnaître le Montesquieu tant encensé pour son courage intellectuel, son empathie et son abnégation, lorsqu’il affirme que l’esclavage « n’est utile ni au maître ni à l’esclave ; à celui-ci parce qu’il ne peut rien faire par vertu ; à celui-là, parce qu’il contracte avec les esclaves toutes sortes de mauvaises habitudes, qu’il s’accoutume insensiblement à manquer à toutes les vertus morales, qu’il devient fier prompt, dur, colère, voluptueux, cruel ». ( Livre XV, Chapitre I )
Mais l’on déchante au moment où l’on comprend la profondeur réelle du raisonnement qui vient juste après cette citation qui annonçait pourtant les meilleures intentions :
« Dans les pays despotiques, où l’on est déjà fous d’esclavage politique, l’esclavage civil est plus tolérable qu’ailleurs. Chacun y doit être assez content d’y avoir la subsistance et la vie. Ainsi la condition de l’esclave n’y est guère plus à charge que la condition de sujet. Mais dans un gouvernement monarchique (…) il ne faut point d’esclaves. » ( XV, I )
Tout le réel de la pensée de Montesquieu se réduit en effet à cela : l’esclavage dans les pays « despotiques », quoiqu’il ne soit pas très moral, n’en demeure pas moins acceptable et compréhensible alors que rien ne le justifie dans les monarchies du nord. Il utilisera ainsi sa « théorie des climats » pour expliciter chacun de ces points de vue :
En somme, plus on s’éloigne du nord et plus on s’écarte de l’humain parfait, de l’homme noble. On ne comprendra décidément rien de la soi-disant ironie tant que l’on n’aura pas saisi cette essentielle « théorie des climats ».
Dans cette théorie il est considéré que dans les pays chauds, le despotisme relèverait de l’ inné, serait naturel et se conjuguerait ainsi très aisément à un « déterminisme climatique ».
De même, il garantit de manière tout aussi péremptoire que « les Indiens sont naturellement sans courage » et, qu’à leur propos ainsi qu’à tous ceux des climats chauds « une bonne éducation est plus nécessaire aux enfants, qu’à ceux dont l’esprit est dans la maturité ; de même les peuples de ces climats ont plus besoin d’un législateur sage, que les peuples du notre ». ( III, XIV )
Analysez ce qu’il écrit des Africains ci-contre dans le livre 21 (chapitre 2) : n’y a-t-il pas une similitude avec cet autre passage de « de l’esclavage des nègres » ? Rappel : « Une preuve que les nègres n’ont pas le sens commun, c’est qu’ils font plus de cas d’un collier de verre que de l’or, qui chez des nations policées, est d’une si grande conséquence. » Pourtant cette dernière citation est supposée être une ironie alors qu’il reprend l’idée (dans le livre 21) que les nègres n’ont pas le sens commun et que n’importe qui peut obtenir d’eux ce qu’il veut dans le cadre d’un échange ! Que fait donc ce passage si ce n’est confirmer que Montesquieu parle sérieusement et pas ironiquement ?
A aucun moment du désormais célèbre « De l’esclavage des nègres » qui forme le chapitre V du Livre XV, Montesquieu ne prend position clairement contre l’esclavage des Noirs. Aucun. C’est une vue de l’esprit. Ce sont surtout les idéologues qui lui font dire et écrire ce qu’il n’a jamais ni dit ni écrit. Le philosophe se donne juste pour mission de se mettre au diapason d’un individu qui aurait le désir de convaincre un éventuel auditoire des raisons valables – selon ce personnage imaginaire – de réduire les Noirs en esclavage.
Dans le chapitre II du livre XVII titré « Différence des peuples par rapport au courage », il se contredit encore et toujours :
Comment un philosophe qui explique ici explicitement qu’il n’ y a guère de motif tenable qui justifie que l’on s’ étonne du sort de servitude consacré aux peuples du midi, peut-il être comptable d’une prétendue ironie qui visait à dénoncer ce qu’il cautionnait tout au long de « De l’esprit des lois » ? A moins de justifier d’une versatilité supersonique en circuit fermé ( rappelons que le livre a été écrit sur plusieurs années et publié en 1748 ) on ne voit pas le bien-fondé d’une telle affirmation.
Pis encore, en évaluant ce qu’il écrit au sujet des Asiatiques du midi, on peut se faire une idée objective de ce qu’il pense des Africains puisque sa « théorie des climats » observe des inaptitudes qui ont en propre d’appartenir aussi bien aux Africains qu’aux Asiatiques du midi. Or ce qu’il dit de ces Asiatiques est sans ambages et s’applique a fortiori aux Africains.
Le chapitre VI du livre XV – soit celui qui suit immédiatement celui consacré à « De l’esclavage des nègres » est intitulé « Véritable origine du droit de l’esclavage ». Y est défendu la thèse d’un droit juste de l’esclavage concernant ceux qui se mettent en servitude au profit des opposants qui « tyrannisent le gouvernement »…« C’est là, l’origine juste et conforme à la raison de ce droit de l’esclavage très doux que l’on retrouve dans quelques pays ».
Si l’esclavage est contre nature c’est d’abord parce que, tout de même, les hommes naissent avant tout égaux. Montesquieu l’admet volontiers mais il subtilise constamment son avis, ce que la rumeur ne précise bien entendu jamais puisque ce n’est pas dans ses buts de permettre une lecture saine des écrivains des Lumières – au contraire. Pourtant, dans le chapitre suivant, le VII du livre XV nommé « Autre origine du droit de l’esclavage », ses positions sont clairement tranchées en faveur d’un autre droit de l’esclavage. Et là, c’est encore et toujours le bon moment pour le surgissement de sa « théorie des climats » :
Si les hommes naissent égaux, il n’en reste pas moins que la nature reprend des fragments résiduels de cette « égalité provisoire » pour les requalifier selon le climat. Ce qui, par conséquent, est valable pour les « pays chauds » ne l’est pas pour la France. Et si parmi ces hommes se trouvent des esclaves qui, par la force de leur environnement climatique, sont en servitude, rien ne devrait choquer outre mesure. Du climat qui se constitue en socle déterministe, s’établit naturellement une règle que même la morale émancipatrice des Lumières ne peut endiguer ou condamner.
N’est-ce pas assez clair lorsqu’il garantit : « Il faut donc borner la servitude naturelle à de certains pays particuliers de la terre. Dans tous les autres, il me semble que, quelque pénibles que soient les travaux que la société y exige, on peut tout faire avec des hommes libres » ( XV, VIII ) ?
Borner la servitude naturelle à certains lieux comme les colonies et les pays du midi, par exemple ! Montesquieu le dit bien « l’ objet de ces colonies est de faire le commerce à de meilleures conditions qu’on ne le fait avec les peuples voisins » ( XXI, XXI ). Voilà exactement ce en quoi Montesquieu donne l’impression de croire. Le philosophe parle donc ( très peu ) des colonies françaises dans son œuvre et, étrangement, ce n’est pas pour y dénoncer l’injustice mais plutôt pour louer leur grandeur :
Montesquieu connaît parfaitement le sort des Noirs en Amérique mais il le traite par le silence pour mieux célébrer la puissance de l’esprit de commerce. Il le dit lui-même : « les colonies sont admirables ». Il n’y demande pas l’abrogation de l’esclavage des Noirs qu’il sait être cruel, puisque lui-même vendait son vin outre-mer et était très bien installé dans les milieux marchands – donc négriers – de Bordeaux parmi lesquels il comptait beaucoup d’amis.
Il faut avoir lu « De l’esprit des lois » du livre X au livre XXI pour comprendre la portée de la pensée décrite ici. Malheureusement, peu de ceux qui se laissent mystifier par le procédé rhétorique de « De l’esclavage des nègres » en ont pris la peine. Ils se contentent de se plagier les uns et les autres sans ne jamais chercher plus loin que ce qu’enseigne le discours normatif.
Si le philosophe prend des postures volontairement brouillées pour défendre ses idées, en réalité il loue implicitement l’esclavage car celui-ci permet de consolider la grandeur du pays. Plutôt que d’être ironique, son texte se propose plus d’être l’« avocat du diable » qu’autre chose. Mais le fonds de pensée défendu dans l’ouvrage ne reflète absolument pas les positions humanistes qui lui sont universellement imputées.
Montesquieu a t-il été critiqué par des penseurs du 18ème siècle ? La réponse est oui : dans L’Histoire, Diderot lui reprochera de ne pas s’être mouillé et d’avoir pondu un texte timoré peu sérieux
La conclusion est que l’ironie a bon dos et qu’au vrai Montesquieu dénonce l’esclavage dans les pays du Nord mais l’accepte dans les pays du sud d’autant qu’il souligne lui-même que sans les esclaves le prix du sucre serait exponentiel.
NOTES :
(1) William B. Cohen » Français et Africains » édition Gallimard
Kahm Piankhy, juillet 2005 -mis à jour avril 2017