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Mende Nazer, esclave à 12 ans au Soudan

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Mende Nazer est une ancienne esclave arrachée à sa terre natale par des vendeurs d’esclaves qui razziaient les populations négro-africaines du sud du Soudan et du Kordofan tout au long des années 80 et 90 afin de vendre ces enfants à de riches familles arabes vivant à Khartoum. Violée à 12 ans par des Muraheleen, des miliciens arabes baggara, Mende à tout au long de sa vie d’esclave été battue, insultée et humiliée par ses divers maîtres. Les extraits sont tirés de son livre « Ma vie d’esclave ».

Les Noubas sont un ensemble de tribus africaines à majorité animiste et chrétienne qui habitent le Sud du Kordofan, une région frontalière du Sud-Soudan. Âgée de 11 ans, Mende appartient à la petite tribu musulmane des Karkos et prie Allah tous les jours pour exaucer son vœu le plus cher : devenir médecin. Les Nazer vivent modestement dans les montagnes des Monts Noubas, sans eau ni électricité, totalement coupés des zones urbaines du nord et Mende désire plus que tout au monde changer cette situation. Pourtant, il ne lui reste que quelques mois à passer avec les siens avant que la violence, le mépris et le racisme fassent éruption dans sa vie et viennent lui rappeler la place des gens de sa couleur et de son ethnie dans le Soudan du général-dictateur Omar el Béchir.

Nous sommes en 1994 quand en pleine nuit, Mende entend des cris :

« Nous tendîmes l’oreille pour essayer de comprendre ce qui nous avait tiré de notre sommeil. Au loin, nous entendîmes des hurlements vagues et étouffés. […] Un incendie s’était déclaré à l’autre bout du village. […] C’est alors que nous aperçûmes également des silhouettes qui couraient à travers le village avec des torches enflammées. Je vis l’une d’elles jeter un brandon sur le toit de chaume d’une case qui s’enflamma dans l’instant. Ces hommes bondirent sur les habitants qui en sortaient, les projetèrent à terre et les poignardèrent. 

– Des Mourahilines ! hurla mon père. Des agresseurs arabes ! Les Mourahilines ont envahi le village ! »

Le village venait de se faire attaquer et incendier par des Muraheleen. Qui sont ces Muraheleen ? Ce sont des miliciens du groupe des Baggaras, des nomades et semi-nomades arabes armés par Khartoum dans les années 80 durant la guerre contre le SPLA de John Garang. Ces derniers sont accusés depuis les années 80 de terroriser, piller, racketter, massacrer et lancer des razzias contre les Dinkas du Sud mais aussi contre les Noubas du Kordofan pour récupérer des enfants qu’ils vendent aux familles riches de Khartoum. Ces accusations ont été reconnus comme authentiques par plusieurs rapports réalisés par des Soudanais arabes scandalisés de voir resurgir ces méthodes qu’ils croyaient révolus (cf. Ahmed Mahmoud Ushari & Suleyman Ali Baldo «The Diein Massacre: Slavery in the Sudan »)

L’attaque des Muraheleen (devenus FDP – Forces de Défense Populaire par décret grâce à Omar el Béchir qui a officialisé ces hordes de criminels) se fait en pleine nuit, dans une zone totalement rurale. Mende, terrifiée par le tumulte de l’attaque, voit ainsi un homme s’adresser à elle et la diriger vers la lisière de la forêt où elle rejoint une trentaine de garçons et de jeunes filles capturés par les Baggaras qui éructaient des « Allah  Akbar » pour célébrer leur triomphe et leur bonne pêche. Car en plus des jeunes garçons et des jeunes filles capturés, les Muraheleen ont aussi volé le bétail des Africains. Mende note :

« J’en étais à la fois abasourdie et apeurée. Mon père avait l’habitude de dire « Allah Akbar ! » lorsqu’il tuait une chèvre ou un poulet au village. Si on ne recommandait pas alors l’animal à Allah, il ne serait pas halal, propre à la consommation. Je ne comprenais pas pourquoi ces hommes hurlaient « Allah Akbar ! » après avoir incendié notre village, violé et tué. Pensaient-ils agir sainement ? Nous étions des musulmans, tout comme eux »

Quand l’attaque fut terminée, les Muraheleen se pressèrent pour choisir chacun leur objet : les premiers seront les mieux servis. Tout naturellement, les premiers baggara « s’emparèrent des filles les plus âgées. Puis ils s’en prirent aux plus jeunes et, pour finir, aux garçons ». Une fois le bétail (humain comme animal) partagé, les Muraheleen emportèrent chacun leur paquet cadeau.

Terrorisée, la jeune nouba finit en travers d’un cheval et son « protecteur » l’emmena vers une destination inconnue en tripotant la jeune fille de 12 ans tout au long du trajet :

« C’est alors qu’il me sauta dessus. Je hurlai en m’effondrant sur le côté et il me contraignit à m’allonger sur le dos. Clouée au sol, je ne pouvais plus respirer. Il se hissa sur moi. Il essaya d’introduire sa langue dans ma bouche, ce qui me donna envie de vomir. Je tentai de garder la bouche fermée, mais il me mordit une lèvre jusqu’au sang. Puis il me força à écarter les jambes chaque fois que je tentais de les refermer. Il me giflait sans retenue. Je sentis ma chaire se déchirer, car j’étais bien trop étroite. Je subissais un vrai martyre (sic). Je voulus le repousser en resserrant les jambes, mais ma réaction l’incita à redoubler ses coups.

Puis il réussit à se coucher complètement sur moi et à m’écarter les cuisses (…)    »

Suite à ce viol, ils reprirent la route mais l’homme continuait à tenter de l’embrasser et de lui tripoter la poitrine. Arrivés au niveau d’une clairière, Mende vit d’autres jeunes filles accompagnées de leurs agresseurs. Toutes étaient en pleurs. Lorsque la petite Sharan, 8 ans, vit Mende, elle se précipita sur elle en pleurs afin de lui raconter comment celui qui l’avait enlevée avait abusé d’elle…

Durant plusieurs jours, les jeunes noubas sont retenus, sous la contrainte de leurs agresseurs, sous des tentes avec interdiction d’en sortir. Puis, vint la visite d’un homme qui « portait un uniforme d’officier » accompagné d’un « Arabe vêtu d’une djellaba ». Tous les deux firent le tour des tentes en examinant les filles et c’est l’Arabe en djellaba qui « en désigna trois ou quatre et déclara à l’officier qu’il voulait ces filles-là ». Mende et un groupe de jeunes filles furent livrées par les soldats à des Arabes   qui les emmenèrent vers le nord du pays.

Elles sont donc cinq jeunes filles à avoir été vendues au même trafiquant d’esclave : Mende, Kayko, Ammo, Ashkuana et Kumal. Mende, 12 ans, étant la plus âgée des cinq, elle décida de prendre le leadership et de rassurer les plus jeunes qui n’avaient jamais quitté leur village. Elles furent transportées en camionnette jusqu’à Khartoum. Le chauffeur, plutôt affable, s’adressa à elles en les saluant d’un salam alaikum puisque dans sa culture il n’y a rien de contradictoire dans le fait de souhaiter la paix à des jeunes filles tout en les conduisant vers le nord du pays pour les vendre à des gens « riches ».

Arrivées dans la capitale, c’est le choc pour les jeunes filles. Khartoum est en décalage total avec leur vie en brousse. Pour elles, les lampadaires sont des « fruits de lumière [qui] poussent sur [les] arbres », elles s’étonnent de ne pas trouver de vaches ni de chèvres et les visages ne ressemblent en rien à ceux qu’elles ont pour habitude de voir dans les Monts nouba.

La camionnette arriva à destination et les cinq jeunes filles furent emmener dans la cave d’une grande maison dans laquelle on les enferma à clé. C’est à ce moment que l’homme qui les emmena dans ces lieux appela une autre personne et que cette dernière répondit« C’est toi Abdel Azzim ? ». Une femme se précipita de joie dans les bras du trafiquant d’esclave lorsqu’elle vit les cinq « paquets » qu’il venait de livrer. La première phrase de Joahir, l’épouse d’Abdel Azzim, ne laisse aucun doute sur le rôle dévolu aux jeunes filles : « Magnifique ! Le voyage a porté ses fruits. Cette fois, ce sont de jolies esclaves, non ? »

Mende remarqua tout de suite que Joahir « avait utilisée le terme abda qui veut dire esclave » mais elle ne maîtrisait pas « assez bien l’arabe pour en connaître la signification ». À ce moment, Joahir appela sèchement une femme dont les traits du visage rappelaient un visage nouba à Mende. Johair lui donna immédiatement l’ordre de mettre les matelas au sol afin que les nouvelles puissent s’allonger dessus. La jeune fille était une esclave du nom d’Asha, elle aussi razziée dans le sud du pays et déportée vers le nord. C’est elle qui s’occupa d’installer les cinq nouvelles filles. Elle resta auprès d’elles afin de les réconforter, car aucune d’elles n’avait encore compris ce qu’elles faisaient dans cette cave sombre. Asha parla longuement à Mende :

– Tu ne dors pas encore, beti, ma fille ?

– Je suis très fatiguée et je veux dormir mais j’y arrive pas, khalti Asha.

– Si tu parles tout bas, on peut bavarder un peu. Sinon, ils vont nous entendre et descendre nous demander pourquoi nous ne dormons pas. Alors doucement, doucement, d’accord ma fille ?

– D’accord tantine, je parlerai doucement. Je m’appelle Mende.

– Tu viens d’où ?

– Des monts Nuba.

– Moi aussi, je suis nuba ! À quelle tribu appartiens-tu ?

– Les Karkos.

– Je n’ai jamais entendu parler d’eux. Mais ça me suffit que tu sois nuba. Je suis nuba aussi.

Asha m’étreignit très fort pendant quelques minutes. Pour la première fois depuis la razzia, une personne adulte faisait preuve d’une véritable chaleur humaine et de bonté à mon égard ; cela me procura un grand bonheur.

– Ça fait combien de temps que tu es ici, tantine ? 

– Plus de vingt ans !

– Plus de vingt ans ! Mais où sont ton père et ta mère ? 

Asha expliqua ensuite à Mende qu’Abdel Azzim « amène ici plein d’autres filles » qu’il vend ensuite à d’« autres Arabes qui viennent les chercher pour les emmener dans leurs propres maisons.

Le lendemain, les choses sérieuses commencèrent. La femme d’Abdel Azzim, Joahir, véritable furie autoritaire, se mit en tête de rappeler aux filles qui jouaient innocemment au jeu de la pierre qu’elles n’étaient pas là pour s’amuser : « qu’est-ce que vous vous imaginez ? Que vous êtes ici pour jouer ? Vous n’avez pas le temps pour ça. J’ai du travail pour vous. Venez ! Montez toutes et allez dans la cour ! »

Les cinq filles, sous la coupe de Joahir, furent obligées de couper plusieurs kilos d’oignons dans la cour. Pendant leur labeur, deux enfants de la maison aperçurent les filles noubas et s’étonnèrent d’une chose : « Regarde, regarde ! Ces filles ont de drôles de cheveux, non ? », dit la sœur à son frère avant de se diriger vers Mende en lui touchant les nattes. Le frère éructa alors : «Ne touche pas à leurs cheveux ! Ils sont dégoûtants ! Ils sentent mauvais ! ».

Les jours suivants, Joahir reçut plusieurs invitées devant lesquelles elle trouva nécessaire de se vanter d’avoir des esclaves à sa botte et de s’enorgueillir de ne plus rien avoir à faire dans sa maison car ses filles s’occupaient de tout. La désinvolture et l’arrogance avec lesquelles les autres femmes arabes parlaient des filles originaires du Kordofan énerva très vite Mende qui se demanda pour qui elles se prenaient et si elles croyaient qu’ « Allah avait fait d’elles des êtres supérieurs » aux Noubas. Mende comprendra plus tard qu’à chaque fois qu’Abdel Azzim amenait des filles, sa femme Joahir organisait une grande réception au cours de laquelle elle invitait ses amies à venir voir la marchandise et, pour celles qui en avaient les moyens, d’acheter une abda.

Plus tard dans la soirée, Joahir accueillit un autre groupe de femmes accompagnées de leur mari à qui elle décida de montrer son lot d’esclaves noubas en les descendant à la cave. Les invitées furent émerveillées ! « Oh…cette fois Abdel Azzim a ramené des très jolies filles. Elles sont beaucoup plus belles que les précédentes. Et elles ont l’air très propres aussi. »

Joahir fit l’article, un peu comme si elle vendait un lot de moutons ou de chèvres. Elle vanta le nombre de douche que les esclaves devaient prendre chaque jour. Elle les présenta une à une par leur nom à ses invités et nota, dédaigneusement, qu’Ashcuana ou Amor avaient « des noms vraiment idiots » mais que de toute façon les futurs propriétaires pourraient remplacer ces prénoms par d’autres. Puis le groupe entier remonta au rez-de-chaussée et Joahir lança : « Asha, dépêche-toi de préparer du café pour nos invités ! ». Ce à quoi, l’esclave nouba, répondit « Oui maîtresse, à vos ordres, maîtresse. Tout de suite. » Asha était plus âgée que Joahir de près de dix ans mais elle lui parlait comme à un animal et celle-ci devant se taire.

Mende apprit finalement qu’une des femmes ayant vérifié la marchandise avait décidé de l’acheter. Cette idée la terrorisa tout en consternant ses sœurs de malheur qui ne s’attendaient pas à être vendues.

Mende réalisa que son sort était scellé et qu’elle n’y échapperait pas : « Je ne vous reverrai peut-être plus jamais. C’est ce que dit Asha. Je vous aime toutes et je ne veux pas partir ».

Il faut rappeler que ces filles ne sont pas vouées à être des domestiques mais bien des esclaves. Dans le monde arabe et musulman, on adore jouer sur les mots en confondant « domestiques » et « esclaves ». Un domestique est une personne dont le métier est d’être au service d’une maison, ce qui suppose donc qu’elle est rémunérée en contrepartie d’un travail. Un esclave est la propriété d’une personne qui exploite sa force de travail à son profit. Le propriétaire ne le rétribue pas et décide de son sort à 100% puisqu’il lui appartient. Il ne lui reconnaît aucun droit, si ce n’est celui qui croit normal d’appliquer à des êtres inférieurs. Tous les domestiques ne sont pas des esclaves mais des esclaves peuvent être des domestiques.

Lorsqu’Abdel Azzim vint chercher Mende pour la remettre à sa propriétaire, il lui balança d’un ton rêche :«Mende, tu pars avec cette dame. Désormais tu dois lui obéir, car elle est ta maîtresse». La nouvelle maîtresse de Mende se nommait Rahab et ne trahissait guère, dans son attitude, un racisme que Mende n’allait pas tarder à constater dans les jours suivants. Joahir avait déjà interdit à Mende de dire au revoir à ses autres amies enfermées à la cave en prétextant qu’elle avait eu tout le temps de le faire. Au moment où la voiture s’éloignait, Mende nota que Joahir et son mari Abdel Azzim crièrent « au revoir aux dames arabes. Mais ni l’un ni l’autre ne prirent congé de moi ». Elle n’était qu’une vulgaire abda, une Indigène dont l’existence n’avait quasiment aucune valeur aux yeux de ceux qui en font commerce.

Mende est donc la nouvelle abda de Rahab et de son mari Mustafa, deux soudanais habitant Khartoum. Dès les premiers contacts, la petite nouba remarqua le ton sec et agressif sur lequel sa propriétaire lui parlait. Mais surtout Rahab l’appelait « Yebit », « une insulte en arabe, dont la signification littérale est « fille qui ne mérite pas de nom » ». Tous les ordres que Rahab donnera seront désormais ponctués par « yebit » :«Entre, Yebit ! », « pose ça par terre, Yebit ! ». Mende fut enfermée à clé dans sa chambre, un local sombre, froid et insalubre dans lequel un matelas était posé au sol. C’est dans cette sinistre pièce qu’elle vivra pendant des années.

« Tout se bousculait dans mon esprit. Au début je pensai à Asha. Puis à toutes les autres filles, qui dormaient à présent, pelotonnées les unes contre les autres dans la cave d’Abdel Azzim. Puis je songeai à mon père et à ma mère, endormis dans notre confortable petite case de pisé. À mon frère Babo, à Ajeka et aux autres en plein sommeil dans la maison des hommes. […] Je ne pus éviter de repenser à la razzia. Restait-il encore un seul membre de ma famille en vie ? » 

Le lendemain, le réveil fut brutal pour la jeune nouba qui se fit aboyer dessus dès le réveil :« Allons, lève-toi, Yebit. Va te décrasser à la salle d’eau. Je ne veux pas que tu empestes la maison ». Une fois sortie de la salle d’eau, Mende rejoignit Rahab qui lui désigna sa tasse, son bol et son assiette avec interdiction de toucher les autres réservés aux membres de la famille. Rahab en profita surtout pour lui mettre les points sur les i :« À présent, écoute-moi bien. Tu vas vivre ici et travailler pour moi. Tu resteras dans cette maison jusqu’à la fin de ta vie. Tu comprends ce que je dis ? ».

Et la maîtresse de maison d’abreuver le cerveau de cette pauvre gamine de 12 ans de tout un tas de tâches dont elle avait la charge : s’occuper de ses filles, nettoyer la maison, la cour et le patio, laver les vêtements à la machine – elle devait laver les siens séparément du reste de la famille car, explique Rahab, « nous ne voulons pas que tu transmettes des maladies » –, les repasser avec un fer. Ces dernières recommandations étaient incompréhensibles pour une fille venant d’un village sans électricité et qui fut effrayée quand elle vit pour la première fois de sa vie un téléviseur. Mais elle se rappela du conseil que lui donna Asha, l’esclave travaillant dans la maison d’Abdel Azzim et Joahir : ne jamais contredire un ordre et répondre « oui, maîtresse » à tout ce que lui ordonnera Rahab.

Mende fit connaissance avec les enfants de Rahab. Puisqu’elle était chargée de s’occuper d’elles, elle se laissa aller à trop de proximité et lorsqu’elle souleva la plus petite pour lui faire un câlin, Rahab entra dans une colère folle et éructa « Yebit ! Repose-la ! Je t’interdis de toucher à mes enfants. Tu m’entends ? ». S’adressant à ses enfants, elle continua : « Usra. Hanin. Vous ne la laissez pas vous toucher, d’accord ? ».

Avant d’aller faire une sieste « bien méritée », la maîtresse de maison rappela à Mende qu’il y avait de la nourriture pour elle afin qu’elle prenne son repas. Repas ? En fait, Rahab « avait placé les restes de leur repas dans [son] assiette ». Comme à un chien, Rahab laissait donc les restes de ses repas à son esclave qui, affamée après une dure journée de labeur, se jeta dessus sans état d’âme. On se croirait revenu aux Antilles au 18ème siècle. Or nous sommes à quelques encablures de l’an 2000…

À la fin de la journée, Mende resta une nouvelle fois seule, dans son coin, à manger les restes du repas de la famille. Quand Rahab entra dans la cuisine et vit Mende manger les restes de leur repas sans avoir pris soin de les transférer dans sa propre assiette qui lui était réservée, elle hurla comme une dératée : « Yebit ! Je t’interdis de manger dans nos assiettes ! Mets la nourriture dans ton bol. Je t’ai montré comment faire hier, non ? Tu es idiote ou quoi ? ».

Les jours se suivaient et se ressemblaient tous : ménage, vaisselle, machine, repassage encore et encore. Pis encore, la plus grande des filles de Rahab, Hanin, montra de plus en plus fort son mépris de Mende lorsque cette dernière voulu caresser ses cheveux et que celle-ci recula brusquement :

– Ne fais pas ça ! Ma Maman a dit que t’as pas le droit de me toucher. Elle a dit que tu as des maladies et que tu es sale. Je vais lui dire.

– Je ne suis pas malade, je ne suis pas malade. Je ne suis pas sale, je ne suis pas sale.

– Ma Maman a dit que t’as pas le droit de me toucher.

Très atteinte par cette réaction, Mende exprima sa consternation : « À présent, même les enfants me traitaient comme un animal. Et même pire : les chiens avaient au moins droit à des caresses et à des petites tapes. J’étais près de sangloter à fendre l’âme. Même si je le faisais, Rahab pénétrerait comme une furie dans la pièce et m’agonirait d’injures. À la fin de cette première semaine, j’étais à bout de forces, physiquement et mentalement »

La première semaine n’est rien comparée à ce qui l’attend. Car les premiers coups ne vont pas tarder à pleuvoir. Un jour, alors qu’elle cherchait à récupérer un chiffon pour débarrasser les toiles d’araignée des pièces de la maison, elle fit tomber un vase sur lequel était coincé le bout de chiffon. Rahab se précipita sur elle et l’abreuva d’insultes :

– idiote, tu es aveugle ? Qu’est-ce que tu as fait ?

– j’ai…j’ai…j’ai…

– je vois bien ce que tu as fait ! Tu sais combien ça me coûte ?

À ce moment, Rahab agrippa Mende par les cheveux et lui envoya « une claque magistrale.

– Mailesh, pardon. Mailesh, maitresse Rahab. Pardon. Je vous en supplie ne me frappez pas ».

Mais Rahab continuait de plus belle à gifler et frapper la petite fille tout en l’injuriant de tous les noms. Lui ordonnant de nettoyer les bouts de verre, elle en profita pour la menacer que si un seul de ses enfants se coupait avec les bouts de verre l’esclave qu’elle était allait s’en repentir.

C’était la première fois que quelqu’un frappait Mende. Jamais ni son père ni sa mère n’avait levé la main sur elle à l’exception d’une fois où, répondant effrontément à sa mère, celle-ci lui balança une tape sur l’épaule. Ce passage à tabac la poussera à songer, pour la première fois à s’évader. Un jardinier arabe venait toutes les semaines s’occuper du jardin et tondre l’herbe. La jeune nouba lui adressa la parole, pensant pouvoir sympathiser avec lui. Ils parlèrent de sa jeune fille et de l’éventualité de l’emmener avec elle un jour afin qu’elle puisse jouer avec Mende. Seulement, Rahab vit une partie de la stratégie d’approche de Mende et l’appela immédiatement : « Yebit, tu es où ? Viens tout de suite ici ! ». La jeune esclave interrompit subitement la discussion et se précipita vers la braillarde en furie qui l’emmena dans la cuisine. Folle de rage, saieda Rahab (maitresse Rahab) houspilla sa propriété :

– À qui parlais-tu ? Dis-le-moi !

– Je parlais au janiney, maitresse Rahab.

– De quoi parlais-tu ? Tu le connais ?

– Non. Je viens de le rencontrer dans le jardin.

– Menteuse ! Tu as bavardé pendant des heures ! Je t’ai entendue ! Tu crois que tu peux t’en sortir par un mensonge ? 

Mende raconte : « Elle ôta un de ses souliers, une sandale à la semelle en bois, et se mit à me cogner la tête avec. Je hurlai et levai les bras pour me protéger »

Le janiney (jardinier) sera remercier et payer sur le champ, juste après le tabassage de Mende. Lorsque son mari Mustafa rentra du travail, Rahab lui raconta ce que « cette yebit » lui avait fait endurer durant cette dure journée. Mustafa justifia la correction et le renvoi du janiney. Mais pour Mende, cela ne changeait rien à l’image qu’elle pouvait avoir de Mustafa qu’elle considérait comme «un vrai mouton ».

Dans les semaines qui suivent, une visite des amis de Rahab surprit Mende en plein travail dans la cuisine. Les amies de Rahab étaient venues voir la abda :

– Ta cuisine est d’une propreté inouïe ! Flambant neuve, pour ainsi dire, lança l’une d’entre elle.

– Oui. Je lui ai montrée comment tout faire, excepté cuisiner. Tous les jours elle nettoie la maison de fond en comble et elle fait la vaisselle et la lessive.

– Hum…c’est formidable ! Et tu n’as pas besoin de la payer du tout ? Chaque fois que tu as besoin d’elle, tu l’as sous la main ? Ça fonctionne comme ça ? Elle n’a jamais de jours de congé ?

– Non. Aucun jour de congé, pas de vacances, aucun salaire. Elle est toujours ici. Elle est à moi.

Et Rahab ne s’y trompait pas : Mende était tellement sa chose que cette dernière avait droit à sa correction hebdomadaire. L’une des plus violentes bastonnades que subit Mende arriva un jour où saieda Rahab ordonna à son esclave d’arroser le patio. Pour ce faire, elle avait à sa disposition un tuyau d’arrosage d’où l’eau jaillissait sous la forme de petite gouttelette formant un arc. La petite nouba se crut un instant revenue dans les montagnes du Kordofan, quand sous la pluie battante, les enfants de son village se chahutaient en chantonnant des chants du pays et se mit à jouer avec l’eau. Rahab arrivait et coupa l’eau :

– Pourquoi tu ne continues pas ? Tu t’amusais bien, non ? (…) Approche ! Donne-moi ce tuyau. Et qu’est-ce que c’est que ce chant idiot que tu chantais ?

Mende raconte la suite :

« Je lui tendis le tuyau, pensant qu’elle allait peut-être arroser le patio elle-même. Mais elle me l’arracha et me saisit par le bras. Puis elle s’en servit pour me frapper sur le dos et les épaules. Elle me cogna avec une telle violence que je me suis mis à pleurer et à la supplier d’arrêter. (…) Elle continuait à me frapper de plus en plus. J’entendais le tuyau de caoutchouc siffler dans l’air. Ma robe, fine et mouillée, ne m’offrait aucune protection. Je tentai de retenir mes larmes et mes cris (…). Lorsqu’elle lâcha mon bras, je tombai à terre. Étendue à ses pieds, je faisais d’énormes efforts pour retenir mes larmes »

– Ferme-la ! Ferme-la ! Ferme-la !

S’en suivit une longue éructation de la furie qui ponctua ses borborygmes par un retentissant : « Dans dix minutes, je reviendrai vérifier où tu en es. Si tu n’as pas fini, je te tue ». Les traces laissées par les coups empêchèrent Mende de dormir toute la nuit. Musulmane tout comme sa « maîtresse », Mende s’étonnait d’une chose : Rahab lui niait le droit même de s’affirmer musulmane. Pour elle, seuls les Arabes sont de vrais musulmans. Les autres n’étant que des musulmans de seconde zone. En particulier, les Noubas qui sont Khulluf (malpropres) et surtout des infidèles, même si une minorité de Noubas sont musulmans depuis l’époque où Le Mahdi razzia le Kordofan pour capturer des esclaves et convertit de force certaines tribus du Kordofan. Le fait même que Mende prie quotidiennement en secret fut perçu, lors de sa découverte par Rahab, comme une volonté d’« imiter les Arabes ». Dans l’esprit de l’arrogante mégère, l’islam « n’était pas fait pour les Noirs » et de ce fait elle interdisait à Mende de s’absenter pour prier car elle avait des choses plus intéressantes à faire que d’imiter sa maîtresses. Ce moment énerva Mende car en fait celle-ci priait depuis toute petite.

Mende se demanda : « Pourquoi ces Arabes nous vouaient-ils une telle haine ? Je n’avais pas oublié mes premiers jours de classe, lorsque nos enseignants arabes nous battaient dès que nous essayions de parler nuba. Rien ne semblait les agacer que de nous entendre nous exprimer dans notre langue natale. Sans doute parce qu’ils ne pouvaient pas nous comprendre et que cela présentait une menace e à leurs yeux »

Mende reprenait tous les mythes sur l’islam. Ces mythes théoriques qui n’engagent absolument à rien puisque celui qui ne les suit pas n’en est pas moins un bon musulman. D’où le désir de hurler de rire lorsque l’on entend son évocation à longueur de temps. C’est un peu comme si face à la réalité coloniale française l’on nous rétorquait que la République considérait que tous les êtres humains sont égaux alors que nous étions en pleine pratique du statut de l’indigénat, de l’arbitraire colonial et des travaux forcés pour les indigènes. De cette incapacité à sortir sa tête de l’absurdité de la théorie pour voir le réel et à rester enfermer dans sa bêtise, ses prétentions et ses certitudes, à les fantasmer en croyant que les principes se confondent avec la réalité. La bêtise se mêle ici à l’arrogance pour former cette culture de la négation du réel. Une logique qui réfute le concret afin de s’affranchir de le critiquer, donc d’admettre le racisme, la haine, le mépris etc.

La petite nuba repense à tout cela :

«Chaque fois que je la défiais en prononçant mes prières, je sentais ma résistance se développer dans mon cœur. Je pensais qu’Allah venait à mon secours, qu’il me procurait l’énergie de ne pas me laisser écraser par la cruauté de cette femme. Je suis musulmane et elle est musulmane. Nous avons le même Dieu. Pourquoi essaye-t-elle de m’empêcher de prier ? Mais plus je réfléchissais à cette question, plus je me rendais compte que mes oppresseurs avaient tous été musulmans. Les agresseurs qui hurlaient « Allah Akbar » en attaquant notre village, le trafiquant d’esclaves, Abdel Azzim, et à présent, Rahab et sa famille. Tous ces gens se prennent pour de vrais musulmans. Pourtant, ils avaient tué, violé, torturé et réduit en esclavage les Nubas de ma tribu, qui eux étaient musulmans»

Mende finit même par faire des prières pour lui permettre de s’échapper et surtout pour faire « mourir Rahab » mais surtout avant cela, qu’elle souffre comme elle l’a fait souffrir, elle.

Autre scène de tabassage durant une visite que des amis rendaient à Rahab. Un des enfants des invités a volontairement fait un croche-patte avec une corde à sauter à Mende pendant qu’elle servait le thé et tout le service à thé vola en éclat. La furie refit surface. Elle entra dans une de ses transes légendaires et se mit à battre Mende avec la corde à sauter devant les invités qui, au lieu d’être médusées par la violence et d’en arrêter l’explosion, encourageaient Rahab à taper plus fort « Oui ! Bats-la ! Bats-la ».

Logiquement ce qui devait arriver, arriva et Mende finit à l’hôpital. Après une énième bastonnade, Mende chuta lourdement sur la tête. Rahab paniqua lorsque Mende perdit connaissance, croyant qu’elle était morte. Bien entendu, c’est la peur d’être poursuivie pour meurtre qui la fit réagir soudainement ainsi et non une soudaine humanité : « Mende ? Mende ? Oh, Alhamdalillah – que Dieu soit loué ! ». Elle inventa ensuite une histoire que Mende devait répéter au cas où l’on viendrait la questionner. Dans cette histoire, Mende serait montée sur une chaise avant de lourdement chuter. Si on lui posait des questions sur sa présence à Khartoum, elle devait expliquer qu’elle est partie des Monts Nuba pour rejoindre Khartoum afin de trouver du travail. Une fois le mensonge en place, Rahab se décida à emmener Mende à l’hôpital afin de ne pas prendre de risque. Là-bas, les choses se gâtèrent car l’infirmière qui s’occupait tendrement de la petite nouba « était noire comme moi », nota Mende.

L’infirmière qui pouponnait Mende s’appelait Nungha. Elle était originaire du sud du pays et issue de l’ethnie Shilluk. Mende fut surprise de voir l’autorité avec laquelle elle remit sa maîtresse plusieurs fois à sa place lorsque cette dernière insistait pour ramener sa « chose » à la maison : « J’ai été stupéfaite de voir Nungha tenir tête à Rahab : une femme noire, comme moi, qui ne s’abaissait pas devant une Arabe. Depuis le jour de la razzia, tous les Noirs que j’avais rencontrés semblaient vivre dans la crainte la plus absolue des Arabes. En fait, en dehors de Nungha, tous étaient des esclaves. »

Les échanges entre Nungha et Rahab étaient toujours vifs :

– Je veux ramener Mende à la maison avec moi aujourd’hui. Je peux veiller sur elle et elle peut prendre ses médicaments chez moi aussi.

– Je ne pense pas que ce soit une bonne idée. Sa blessure est très profonde. Elle doit rester sous perfusion, elle a perdu beaucoup de sang. Et nous devons changer son pansement trois fois par jour.

– On peut faire tout ça à la maison.

– Je suis sûre que le médecin ne vous autorisera pas à l’emmener (…).

Au bout d’un moment, l’infirmière commença à s’agacer de l’insistance de Rahab et lui lança : « Et puis qui est cette fille ? La vôtre ? C’est impossible ! Elle ne vous ressemble pas du tout ». Rahab finit par admettre que c’était sa domestique et que c’était la raison pour laquelle elle y tenait tant.

Dès que l’infirmière sortait de la chambre, Rahab harcelait la petite Mende : « Est-ce que cette Noire t’as posé des questions ? Qu’est-ce que tu lui as racontée ? ». Épouvantée à l’idée que Mende craque et finisse par raconter son calvaire, Rahab se sentait dans l’obligation d’être présente quasiment tous les jours. Et à chaque visite, Nungha était là, la « toisait, les mains sur les hanches », se dévisageant l’une et l’autre avant que les mots ne fusent. C’était « toujours Nungha qui remportait la bataille », obligeant Rahab à fermer son caquet et à battre retraite. Mais Mende ne dit toujours rien sur son sort à l’infirmière.

Les choses commencent-elles à changer ? Pas du tout. Car malgré le rapprochement de Nungha et de Mende, la petite nouba se montre incapable d’expliquer qu’elle a été enlevée pour être vendue à Khartoum. En effet, Rahab a totalement bourré le crâne de la jeune fille afin de lui faire peur en affirmant que l’infirmière risquait de la tuer. Selon Rahab, Mende était « tellement bête » qu’elle n’avait rien compris au petit manège de l’infirmière. Elle affirma que cet appui soudain trouvé auprès de Nungha était une approche chafouine de cette dernière afin d’obtenir sa confiance et lui permettre de lui administrer une piqûre qui la tuerait nette. Une fois morte, elle serait plus facile à découper et on lui enlèvera tous ces organes pour ensuite les vendre. Voilà la raison pour laquelle Rahab cherchait donc à faire sortir Mende le plus rapidement possible de l’hôpital. Le mensonge marcha. Car même si Mende n’y croyait pas vraiment, d’un autre côté le doute s’installa et ce doute lui donna encore moins envie de dire quelles raisons l’ont réellement emmenée à l’hôpital.

Mende admit : « J’avais passé trois longues années totalement sous son emprise. À force de coups et de mauvais traitements, elle était parvenue à tuer en moi tous les sentiments que je pouvais éprouver autrement sur ma propre valeur. Je croyais être son esclave tout autant que je croyais qu’elle était ma maîtresse. J’étais convaincue qu’elle maîtrisait tout et détenait véritablement sur moins pouvoir de vie et de mort. »

Finalement, Mende et Rahab quitteront l’hôpital sans que leur lourd secret soit révélé. Le médecin général avait confié à Rahab que Mende devait être en convalescence durant deux semaines mais, à peine rentrée de l’hôpital, elle lui balança en pleine figure : « Tu es restée beaucoup trop longtemps à l’hôpital. De toute façon, le médecin a dit que tu allais mieux. La maison est très sale. Tu peux commencer par la cuisine. »

Durant cette période, une émission de télévision nommée Sahad el Fidah (Rédemption) chantait les louanges des soldats morts en martyrs dans la guerre contre le Sud. On y voyait des mères chantant la gloire de leur fils tombés en martyrs. Des images étaient aussi montrées pour symboliser la gloire des soldats de l’armée régulière combattant aux côtés des fameux Muraheleen – un prélude de ce qui se passera au Darfour avec les miliciens arabes janjawids qui seront appuyés par l’armée régulière soudanaise pour massacrer les civils des ethnies exclusivement africaines. Dans les émissions de propagande du pouvoir du dictateur Béchir, on vantait le courage des morts pour le jihad contre les infidèles du Sud (sic). L’un des plus grands promoteurs de cette guerre contre les infidèles du sud était l’habile et fourbe Hassan el Tourabi, qui retournera plus tard sa veste en accusant son ex-comparse Omar el Béchir de crimes contre l’Hiumanité après leur brouille.

Mende fit, plus tard, un petit séjour dans la maison de la mère de Rahab, à Kassala. Une énorme demeure qui ne laissait aucun doute sur la richesse de la famille. Sur place, trois domestiques éthiopiennes étaient au service de la maison. Domestiques ! Pas esclaves ! Elles n’étaient la propriété de personne, elles avaient un salaire et avaient des congés. Mende les enviaient car leur statut était supérieur au sien. Elles étaient aussi plus âgées qu’elle. Un jour, Rahab reprocha à Mende de mal s’occuper des enfants, elle prit donc sa chaussure et la cogna avec. Seulement, les domestiques érythréennes n’ont pas du tout appréciées. L’une d’elles, Jaimaea, s’interposa dès le premier coup :

– Qu’est-ce qui vous prend ? Pourquoi la battez-vous ? Vos enfants sont dans la pièce du devant, en train de jouer avec ceux de votre sœur. Je viens de les voir. Pourquoi la battez-vous ?

– Ça ne te regarde pas ! Alors ne t’en mêle pas !

– Ah non ? Eh bien si, justement, ça me regarde. Si elle est votre domestique, elle travaille pour vous. Mais ça s’arrête là. Cela ne vous donne pas le droit de la frapper.

Folle de rage et passablement estomaquée par l’affront, Rahab s’écrasa lorsque les autres domestiques érythréennes entrèrent à leur tour pour prendre la défense de leur copine Mende. Rahab tourna les talons et lança « Yebit ! Suis-moi ! ». Dehors, Mende prit à nouveau conscience que Rahab était paniquée à l’idée que l’on apprenne qu’elle n’était pas une domestique mais bien une esclave et lui siffla quelles réponses elle devait donner aux Érythréennes si des questions embarrassantes lui étaient posées sur son statut réel. Lors du repas du soir avec les domestiques, l’affaire de l’après-midi revint au cours de la discussion et Jaimaea en rajouta une nouvelle couche :

– Ça va Mende ? Pour quelle raison cette salope t’a frappée ?

– Parce que j’avais oublié de surveiller les enfants !

– Ce n’est pas une raison pour se faire battre. Mende, elle t’appelle « yebit ». Tu sais bien que « yebit » est une insulte, non ? Elle ne connait pas ton vrai prénom ?

– Si ! Mais elle m’appelle toujours « yebit ».

– Eh bien c’est une salope et une idiote. Elle te paie grassement pour pouvoir te battre et t’insulter. Écoute-moi : lorsque tu retourneras à Khartoum promets-moi de partir de chez cette dame. D’accord ? Cherche du travail dans une autre famille arabe.

À ce moment précis, entra Althoma, la sœur de Rahab. Elle reprocha à Jaimaea de faire des histoires et la discussion s’envenima. Rahab entra dans la dispute et la lionne Jaimaea ne se démonta absolument pas, tenant tête aux deux sœurs. L’Érythréenne n’hésita pas à balancer ses quatre vérités à Rahab : « Vous êtes une femme cruelle et méchante. Pourquoi est-ce que je devrais vous prêter attention ? Vous traitez mal Mende pour la seule raison qu’elle est petite. Je ne resterais pas une heure dans votre maison ». Rahab répondit qu’elle n’acceptera jamais qu’une domestique lui parle sur ce ton dans la maison de sa maman. Jaimaea demanda son salaire immédiatement avant de quitter la maison et de ne plus jamais y revenir.

Mende fit son propre examen de conscience. C’était la deuxième fois qu’une personne tenait tête à Rahab pour la défendre et au lieu de dire la vérité, elle persistait à leur mentir : « Pourquoi persistai-je à mentir aux personnes qui essayaient de m’aider ? (…) Aujourd’hui, je sais que j’aurai dû faire confiance à Jaimaea et je pense qu’elle aurait véritablement essayé de me sauver »

Quelques temps plus tard, Mende fut victime de violences qui, là, dépassaient le stade de la simple rouste. On entrait dans le cadre de la torture pure et simple. La fille de Rahab s’apprêtait à aller à l’école et sa mère ordonna à Mende de « lui faire des œufs frits » puis ensuite de peler les oignons. Mende s’exécuta sur le champ et la maîtresse de maison demanda à son exécutante si tout était prêt :

– Les œufs sont prêts ? Hanin, viens prendre ton petit déjeuner.

Mais en soulevant le plat, Les œufs étaient frits ! C’est pourtant ce qu’elle avait demandé. Elle entra dans une colère folle et se mit à hurler sur la jeune fille : « Comment tu appelles ça ? Je t’ai demandé de préparer des œufs pochés, pas des œufs frits ».

Mende raconte la folie de cette femme : « Elle m’attrapa le bras avant je puisse réagir. De sa main libre, elle sortit la spatule de la poêle à frire et appuya le métal brûlant contre mon avant-bras. Je hurlai de douleur, tandis qu’elle enfonçait plus profondément l’instrument, grésillant, dans ma peau. De l’huile brûlante éclaboussa mon bras »

En retirant la spatule, Rahab éructa « et maintenant yebit, fais des œufs pochés comme je te l’ai ordonné ! ». Lorsque plus tard, Mende gémissait de douleur suite à la brulure, Rahab s’étonna de l’entendre se plaindre :

– Pourquoi brailles-tu comme ça ?

– Regardez : vous m’avez brûlé le bras. Je n’arrive pas à cuire les œufs. J’ai trop mal.

– Tu veux que je regarde quoi, yebit ? Que je regarde quoi ? Tu te trompes, tu fais une bêtise, tu es punie. Ça t’étonne ?

Mustafa, le mari de Rahab était un personnage falot, sans envergure, totalement soumis au désir de sa femme et qui ne la contredisait jamais. Il montra pourtant son vrai visage une première fois lorsqu’il justifia la bastonnade contre Mende au motif qu’elle avait parlé au jardinier. Mais une autre facette de sa personnalité émergea lorsque, suite à des congés pris par son épouse, Mende resta seule avec lui dans la maison. Lorsque « mister falot » reçut un ami qui venait de se marier, il permit tout simplement à celui-ci d’essayer d’avoir des relations sexuelles avec Mende. Ayant reçu la permission du propriétaire de l’esclave, l’invité – dont la femme était pourtant dans une pièce toute proche – trouva donc normal de tenter sa chance. Pendant qu’elle servait du thé, Mende remarqua que l’invité la regardait avec insistance. Quelques minutes plus tard, Mustafa la rappela à nouveau afin qu’elle leur refasse du thé. Dès que Mende entra dans la cuisine, Mustafa s’éclipsa, laissant Mende seule avec son invité.

« J’étais dans la cuisine, penchée en avant pour allumer la cuisinière à gaz, lorsque je faillis subitement m’évanouir d’effroi. Derrière moi, très près, quelqu’un respirait lourdement. C’était l’Arabe qui était entré furtivement dans la cuisine.

Je tentai de me retourner mais il me saisit par derrière. Il se colla à moi. Puis il glissa un bras autour de mon ventre et me pelota. Il essayait de se presser contre moi. Durant quelques secondes, je restai pétrifiée par le souvenir du bandit arabe qui m’avait agressée dans la forêt. L’homme tentait à présent de glisser une main sous ma robe. Je repris mes esprit, me tournai et le repoussai d’un geste violent »

– Voyons ! Tu sais bien que ça te plaît !

– Vous êtes fous ! Qu’est-ce que vous faites ? Qu’est-ce que vous voulez ? Que je crie assez fort pour que votre femme m’entende ?

L’imbécile était persuadé qu’une jeune fille noire était forcément « demandeuse de sexe ». L’invité retourna dans le salon et fit un signe à Mustafa comme pour lui annoncer que ça n’avait pas marché. Ce dernier éclata de rire et le visiteur en fit autant, comme pour sceller l’échec d’un pari symbolique entre les deux hommes.

Mende revit l’esclavagiste Abdel Azzim et sa femme Joahir. En effet, Mende avait été vendue à Hanan, une sœur de Rahab qui habitait en Angleterre et s’apprêtait à quitter le Soudan afin de servir dans une maison cossue de Londres. C’est à cette occasion que le couple chez lequel les cinq filles avaient atterri refit surface dans la maison de Rahab. Ils arrivèrent avec une petite fille apeurée d’origine nouba, elle aussi. Mende compris bien entendu que cette fille était une esclave razziée elle aussi dans le sud du pays pour la remplacer. Rahab entreprit immédiatement la prise en main de la jeune fille qui regardait le sol en lui indiquant ce qu’elle devait faire dans la maison, comme elle le fit avec Mende à son arrivée. Le tout sur un ton agressif et autoritaire, pour ne pas changer. À la fin de son speech, toute la détresse du monde semblait tomber sur la tête de l’enfant. Mende nota : « J’eus conscience que la petite fille levait les yeux vers moi. Dans son regard, j’entrevis toute sa confusion et son impuissance. J’avais l’impression qu’elle m’appelait au secours. « S’il te plait, aide-moi, s’il te plait, me quitte pas »».

Quelques instants plus tard, Mende apprit que la petite fille avait elle aussi très mal à l’entrejambe et que les chasseurs d’esclaves arabes l’avaient violée alors que ce n’était qu’une enfant. Les Muraheleens mirent aussi le feu à sa case avant de l’enlever…

Le destin de Mende va désormais se jouer à l’étranger. En Angleterre, Hanan, la sœur de Rahab chez qui Mende va désormais travailler, est l’épouse de l’ambassadeur du Soudan à Londres. Son nom est Abdel Mahmed al Koronky. À son arrivée, Hanan se comportait de manière assez affable jusqu’au jour où Mende reconnut naïvement qu’elle avait des amis soudanais qu’elle voulait appeler. Hanan, aussi terrifiée que sa sœur de savoir que son esclave puisse être localisée par les autorités, devint immédiatement menaçante, insultante et nommait désormais son esclave « yebit », comme sa sœur le fit tout au long de la présence de Mende à Khartoum. Depuis ce jour, tout changea.

Mais le déclic viendra grâce à des amis de la famille Koronky. Le diplomate soudanais devant retourner à Khartoum pour des congés, il fit l’erreur de confier leur esclave à leur ami Omar. Ce dernier et sa femme, portant le doux nom…de Rahab ont tout de suite très bien reçue Mende. Dans la maison du couple, Mende dine avec tous les membres de la famille et non pas sur un tabouret, seule dans la cuisine comme c’était le cas chez le couple Mustafa/Rahab.

Ici à Londres, Omar et sa femme Rahab ne savent absolument pas que Mende est une esclave. Ils la considèrent juste comme une domestique ou une fille au pair que des amis leur confièrent avant de prendre des vacances dans leur pays d’origine. En l’absence des Koronky, Mende devait se rendre souvent dans leur maison afin d’y faire un léger ménage. C’est Omar qui l’accompagnait en bus. Le lendemain d’une soirée où Mende semblait très triste, Omar entreprit de questionner la jeune femme afin de chercher à savoir pour quelle raison elle avait versé quelques larmes la veille. Lorsque arriva la question de son travail, Mende expliqua qu’elle faisait le ménage, la vaisselle, la cuisine et cela tout le temps. Omar n’en croyait rien. Elle devait bien avoir des jours de repos, non ? Le bus arriva et Omar promis de reprendre la discussion plus tard.

La discussion reprit effectivement plus tard :

– Bon, dites-moi exactement : combien de temps vous fait-on travailler par jour ?

– Je ne peux pas vous en dire plus davantage.

– Pourquoi ?

– Parce que j’ignore si je peux vous faire confiance.

– Qu’est-ce que vous voulez dire ?

– Si je vous le dis, vous le répéterez peut-être aux Koronky. Ou bien alors, vous le direz à Rahab qui le répètera à Hanan.

– Ne soyez pas bête. Je ne le dirai à personne. Cette conversation restera entre vous et moi (…).

– On arrive chez vous.

– Très bien. Mais on en reparlera samedi prochain. Je veux que vous me racontiez ce qui se passe.

Une fois de plus Mende ne se confia pas. Mais le samedi d’après, elle finit par cracher le morceau. Omar n’en revenait pas. Il insista plusieurs fois pour savoir combien elle était payée. Lorsque Mende assura ne pas être payée, son interlocuteur n’y croyait pas : « qu’est-ce que vous racontez ? C’est impossible ! ». Puis Omar demanda pourquoi, puisqu’elle n’était pas payée, ne partait-elle pas de la maison des Koronky pour trouver un vrai emploi ? Mende resta muette et tourna la tête en regardant par la fenêtre. Omar a désormais compris. Il était soudanais et savait pertinemment ce qui se passait dans son pays pour des milliers d’enfants originaires du Sud et des Monts Nuba. Mais Mende ne voulait absolument pas l’impliquer de peur que son affaire rejaillisse sur lui. Elle chercha donc à entrer en contact avec des Soudanais vivant en Angleterre. C’est ainsi qu’elle réussit à accoster un Sud-Soudanais dénommé Aluan Akuat Bol dans un garage. Elle lui raconta son histoire et celui-ci entreprit de contacter un de ses amis noubas du nom de Babo. Ce dernier, mis au courant de l’affaire, accepta de l’aider et ils montèrent ensemble un plan de fuite : Babo devait venir la chercher chez les Koronky le lundi 11 septembre.

Mende respecta le rendez-vous et rejoignit Babo pour s’enfuir définitivement de la maison des Koronky. L’affaire fit grand bruit au Soudan car le gouvernement anglais voulait renvoyer Mende au Soudan après la découverte de l’affaire. C’est une formidable protestation populaire qui fit reculer les autorités anglaises. Mende vit aujourd’hui en Angleterre et a réussi ses études d’infirmière. Un film, retraçant sa vie a été tourné en 2010.

© Kahm Piankhy – Novembre 2011 mis à jour en novembre 2017

A voir

Mende Nazer « Ma vie d’esclave », éditions L’Archipel

Fondation Mende Nazer – Mende Nazer Foundation

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